
Sebastien van malleghem
MARGE(S)
La photographie de Sébastien Van Malleghem ne juge pas, ne démontre pas : elle observe.
Des prisons belges aux morgues mexicaines, le monde que le photographe décrit est dur, les images sont parfois violentes mais le ton n’est jamais accusateur. La justice, le déclin, la mort, Sébastien Van Malleghem raconte ses obsessions avec une sincérité brutale et intemporelle. Le travail du photographe belge a été largement diffusé dans la presse, et auréolé de récompenses prestigieuses comme le Prix Lucas Dolega et le Bozar / Nikon Monography Serie Award.
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Vous débutez votre carrière de photo-reporter en suivant la police belge pendant 4 ans, entre 2008 et 2011. Qu’est-ce qui vous a tout d’abord attiré dans ce sujet ? Que cherchiez-vous ?
Quand le projet a commencé en 2008, j’étais encore étudiant et je cherchais une idée pour réaliser un exercice de 3 semaines autour de la thématique des faits divers. J’avais donc effectué un stage dans une rédaction de faits divers, et j’avais trouvé ça affreux. C’était pour moi de la photographie pitoyable et du journalisme qui n’en était pas, je ne voyais que des articles visant à ruiner la vie de citoyens et des photos de poubelles brûlées par des gamins. Je suis parti de cette rédaction en courant. A l’époque je voulais être photographe de guerre et j’étais déjà très attiré par la violence, par l’urgence, mais les zones de conflit c’était trop cher pour moi. Je voulais aussi comprendre le visage de l’autorité, alors je me suis dit que je pouvais essayer de photographier les flics. J’ai fait mes demandes et c’est passé. J’ai adoré faire ce sujet et très vite j’ai lâché cette idée de violence ou de course poursuite pour vraiment me pencher sur les hommes et le femmes flics que je suivais et qui se confrontaient à des citoyens en pleine crise sociale, tout simplement. Nous rencontrions toutes les classes de la société, des plus pauvres aux plus riches, mais les problèmes étaient presque les mêmes : des histoires de couple, des tensions financières, de l’alcool très souvent, des histoires de familles. J’ai fait plusieurs zones de police, surtout à Bruxelles et dans les sud du pays, et ça a duré 4 ans parce qu’au bout d’un moment je faisais parti des meubles, et je patrouillais non-stop, sans même avoir besoin de téléphoner pour prévenir. Puis un ami flic est décédé d’un accident de moto, quelqu’un avec qui je patrouillais souvent, alors après ça, l’énergie n’y était plus. De toutes façons j’arrivais au bout de mon sujet, j’avais compris la relation de l’autorité entre les policiers et les citoyens. En 4 ans, j’avais documenté ça jusqu’à ce que je n’en puisse plus, comme tous mes sujets.
En 2011, vous débutez un travail dans les prisons, que vous présentez comme le deuxième volet d’un triptyque consacré à la justice. Pourriez-vous nous en dire plus ?
Je connaissais bien les flics, l’idée était maintenant de suivre les gens qu’ils avaient arrêtés. Je me demandais comment on punissait les auteurs de délits dans notre système européen, judéo-chrétien : c’était la suite de ma réflexion sur l’autorité. J’ai fait 12 prisons en 5 ans, des prisons pour hommes, pour femmes, pour déficients mentaux. Je voulais montrer ce que sont les prisons au coeur de l’Europe. J’ai découvert des prisons qui datent quasiment du Moyen-Âge, certaines ayant d’ailleurs gardé la même structure. Et la punition reste moyen-âgeuse également. L’idée de départ de la prison c’est la privation de libertés quand un crime est commis. Sauf que dans les prisons actuelles, on prive de libertés mais on prive aussi d’amour, de dignité, de liens sociaux, et de trop de choses qui tendent vers de la torture psychologique évidente, puisqu’on ne peut plus torturer physiquement. Quand on met 3 ou 4 détenus dans une cellule de 8 mètres carrés avec des matelas au sol, un seau en guise de toilettes dans la même pièce, des autorisations de sortie de maximum deux heures par jour en plein été, une télé pour laquelle on ne choisit pas le programme et quatre nationalités différentes au sein de la même cellule, c’est de la punition psychologique. Les gens ne se rendent pas compte de tout ça et considèrent que d’avoir une télé dans une cellule c’est déjà un luxe. Mais il faut voir quelles télés et dans quelles cellules … les conditions inhumaines et dégradantes sont bien là. Ce sujet m’a mené à faire face au ministre de la justice, Koen Geens, à qui j’ai montré le bouquin « Prisons », et avec qui j’ai eu un long débat mais la réponse est toujours la même : nous n’avons pas d’argent. Il faut repenser tout un système, et personne ne veut s’y coller parce que politiquement parlant c’est un tir à très long terme, ça coûte trop cher et ça ne rapporte pas sur le court terme. Les politiciens n’aiment donc pas ça. Alors, c’est normal qu’on ne puisse pas enrayer la criminalité en Belgique car on ne peut pas éviter la récidive dans ces conditions. Les gens qui sortent de prisons sont bien souvent comme des bêtes.
Vous annoncez que la criminalité sera la conclusion de ce triptyque. Comment envisagez-vous de traiter ce sujet ?
Je travaille ce sujet depuis des années et là, il y a un énorme silence parce que les accès sont extrêmement difficiles, et quand je fais un pas vers les criminels, je peux parfois reculer de deux pas juste après. Il faut oser, je le fais, mais eux doivent oser aussi : c’est une question de confiance. Les choses doivent être extrêmement claires parce que les issues peuvent être fatales. Il n’y a aucune marge d’erreur. Donc, je prends mon temps et ça arrivera à un moment mais je ne peux pas me jeter dans ce sujet à corps perdu. Cette fois je ne fais pas face à quelqu’un que je dois convaincre derrière un bureau, dans une administration. Je dois ici convaincre un milieu criminel. Si ce sujet doit se faire dans 5, 10 ans, c’est très bien. J’ai 33 ans et j’ai le temps de trouver le bon angle d’attaque.


Vous débutez le métier de photo-reporter pour la liberté qu’il permet, et finalement, vous travaillez beaucoup au sein de milieu très cadrés, difficiles d’accès, comme la prison, les morgues, les asiles psychiatriques. Comment arrivez-vous à vous sentir libre dans ces milieux extrêmement encadrés ?
Je suis photo-reporter de souche mais je suis aussi photographe et j’aime la liberté du photographe. Depuis 10 ans, tous les matins, je choisis ce que je fais de ma journée. Après j’ai mes propres questionnements, les sujets qui me touchent personnellement et c’est ça qui vient créer l’envie d’aller vers des sujets plus durs. J’ai grandi dans un milieu violent donc je photographie aussi ce que je connais et là où je me sens « bien ». Même si ça va a l’opposé de ce que je suis moi, dans mon code ADN, il y a cette idée intrinsèque de violence. Tout part de questionnements que j’ai : qu’est-ce que la privation de liberté ? Qu’est ce que la mort ? Je photographie mes peurs et mes passions.
En 2016, vous réalisez un reportage sur les morgues mexicaines. Vos photographies sont crues, presque violentes, et abordent la peur universelle de la mort. Pourquoi avoir fait le choix d’aller jusqu’au Mexique pour aborder ce sujet ? Auriez-vous pu faire le même sujet dans votre propre pays ?
J’ai eu la chance un jour d’avoir un coup de téléphone du musée BOZAR de Bruxelles, qui m’a convoqué pour me proposer de réaliser un sujet dans le cadre d’un échange avec le musée de la photographie du Mexique. Je devais travailler sur la ville de Mexico, mais ils voulaient une sorte de paysage architectural, ce qui n’est pas trop mon truc. J’ai donc réfléchis à un sujet de mon côté : j’ai pensé mégalopole, millions d’habitants, millions de morts. Comment cette grosse ville gère tout ça, comment régurgite-t-elle tous ces corps ? La question de la mort est très forte chez moi, j’y pense quotidiennement et j’en ai très peur, c’est une phobie. J’ai donc décidé de documenter ces morgues mais sans strass, je voulais quelque chose de brut, qui ne mente pas. Je n’essaye pas d’avoir des réflexions poétiques sur des choses qui sont très dures. Je photographie la réalité avec respect mais de manière assez crue, c’est ma manière d’écrire et de photographier, et c’est comme ça que je ressens les choses.

Est-ce que c’était dur de faire ces images ou votre écriture photographique a pris le dessus sur vos peurs personnelles ?
Dans tous mes sujets il y a à la fois une part d’excitation et une part de calme qui essaye de comprendre la situation. Là je peux le dire, c’était très intense et oui, il y a des jours où je me planquait derrière mon appareil photo. Quand je me rends aux enterrements et que je vois des gamins pleurer leur mère, enterrée dans un trou que l’on vient de creuser devant eux, je me mets à pleurer derrière l’appareil qui devient un bouclier. C’est très dur psychologiquement et visuellement parlant mais je pense qu’il est important de le montrer. C’est d’ailleurs pour ça que je fais beaucoup de livres : pour essayer de contextualiser les choses sur une soixantaine de pages et faire en sorte que les images ne restent pas que sur internet.
Vous avez une esthétique très marquée, des noirs et blancs très durs, presque agressifs, qui dialoguent parfaitement avec les destins brisées, les personnes marginales ou abandonnées que vous photographiez. Quelles sont vos inspirations ? Pourquoi ce choix ?Il y a tout d’abord cette idée de la violence. Enfant j’ai été confronté à beaucoup d’agressivité, je devais toujours éviter le danger ou y faire face. J’ai besoin de dualité et de tension, presque quotidiennement. Et je crois que ça a été vraiment determinant dans ce que j’ai voulu montrer et photographier. Le Noir et blanc vient sans doute de là. Ensuite je photographie des thématiques qui me prennent aux tripes. Je pense qu’il faut regarder les gens qui vivent en marge, les mettre en lumière. Pour moi ils font partie de notre système et contribuent même à son bon fonctionnement. Si on ne regarde pas le «mal» de notre société, on ne pourra jamais le comprendre, on ne pourra jamais le soigner. J’essaye aussi de ne pas les juger. Dans le travail de Diane Arbus, ou de Weegee par exemple, on ne sent jamais une once de jugement et ça me semble essentiel.
Alors que la plupart de vos photographies abordent des thèmes intemporels, comme la justice, la mort ou l’exclusion sociale, votre reportage sur la Libye au lendemain de la chute de Kadhafi est directement lié à l’actualité. Quelle différence avez-vous trouvé à travailler de la sorte, dans un cadre spatio-temporel beaucoup plus réduit ?
Les gens ne me posent pas beaucoup de questions sur ce sujet, qui peut avoir l’air d’un OVNI dans mon travail. Mais moi, je lui laisse sa place à ce sujet car il a eu un impact énorme dans ma carrière. Je suis retourné deux fois deux semaines en Libye après la chute de Kadhafi. Le pays était en pleine anarchie. Une entité diplomatique belge avait acheté l’une de mes images et m’avait invité à venir voir des ruines en Libye pendant un week-end. » J’ai répondu que je ne voulais pas venir pour un week-end, mais un peu plus longtemps et pour documenter la situation. J’étais assez jeune, ça remonte à 8 ans, en 2012. Je me retrouve là-bas et je passe du temps avec les forces spéciales belges, qui me baladent à gauche et à droite, me montrent le terrain. J’étais très content d’avoir une opportunité comme cela, puisque je voulais devenir photographe de guerre. C’était le bordel dans toute la ville, des milices de partout, des mecs qui tirent dans le ciel, des blocages sur les routes. Avec les forces spéciales, j’avais le sentiment d’être un peu comme dans un zoo. Au bout de 4 jours, ils m’ont laissé partir seul. À ce moment là j’ai pu établir un petit réseau, ce qui m’a permis d’y retourner.
Je voulais photographier les ruines du pouvoir et ce qu’il restait des palais de Kadhafi : cette image du pouvoir détruit. Cependant je pense que pour bien documenter une guerre il faut vivre dans le pays concerné. Je me suis vite rendu compte que c’était compliqué, la culture n’était pas la mienne, la religion ne m’intéressait pas tant que ça, et le risque pris pour ce que je pouvais en retirer in fine était trop important. On a failli me kidnapper à deux reprises par exemple, j’ai failli y passer. Et je n’arrivais pas à feindre le personnage du reporter blanc qui vient dénoncer la situation. Avec la distance, j’ai sans doute aimé la tension et l’adrénaline que peut procurer une zone de guerre, et pour ça, c’est un sujet important pour moi auquel je penserai toujours, mais ce n’était pas mon truc. J’ai tout de même fait ce sujet du mieux que j’ai pu, bien fait mes légendes, bien écrit mon texte, donné un état des lieux et en rentrant en Belgique, j’ai essayé de le vendre mais la presse n’était déjà plus intéressée : l’Ukraine était le nouveau sujet à suivre.

Avez-vous des sujets en cours ?
Depuis deux ans, je travaille beaucoup aux Etats-Unis sur la crise sociale et écologique que traverse le pays. Je ne suis encore qu’au début, et n’ai pu aller qu’en Californie et Floride pour l’instant. Selon moi, ce pays ne tourne même pas à l’envers mais sur un autre rythme. J’attends de pouvoir y retourner pour pouvoir continuer. Et j’ai aussi recommencé un petit sujet, près de chez moi, qui traite de l’amour chez les personnes déficientes mentalement (Wonderland). Il y a une violence sociale assez forte mais aussi une force incroyable qui émane de ces personnes là. Je documente le quotidien d’une institution qui aide les patients en les amenant à découvrir ce qu’est l’amour. Cette thématique constitue le quotidien des soignants mais reste pourtant très tabou.
Auriez-vous un conseil à donner à quelqu’un qui souhaiterait se lancer dans le reportage ?
Il faut rester calme, se taire et bosser. Ne pas faire ça pour l’ego et faire des selfies sur le terrain. L’idée, c’est de tourner l’appareil photo vers les gens, pas vers soi. Le photographe, l’auteur on s’en fout un peu. Les réseaux sociaux en sont l’exemple parfait : d’abord une caméra sur l’auteur et après sur son sujet.
Entretien par Mathilde Azoze
et Léo Samir Rougier
Le 06.05.2020

PHOTO INÉDITE
"C’est un portrait couleur, pour le moins direct et sincère d’un monsieur que j’ai rencontré lors d’un événement populaire dans la campagne belge.
Je garde cette image pour le bonheur que son regard transmet, il n’a rien qui tient sur son visage mais tout est en vie, désorganisé et plein d’énergie.
Cette image fait partie d’un travail en cours."
Sébastien Van Malleghem