
Thomas Fliche
BANLIEUE(S)
De Ouagadougou à Charleroi, le travail de Thomas Fliche se distingue par une attention particulière portée à la relation entre les individus et les territoires. Il photographie les lieux qu'il connait et les milieux qu'il a côtoyé, pour les raconter avec justesse et sincérité. En 2017, il commence à suivre Killian Dufrenne, jeune espoir de la boxe belge. De cette rencontre nait l'ouvrage "Le Kid", publié en novembre dernier aux éditions Imogene.
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Comment en êtes-vous venu à la photographie ?
En prenant le temps. J’ai pas mal erré sans savoir quoi faire à l’école. Filière professionnelle, après un bac pro, je commence une formation en alternance dans une entreprise comme commercial à 21 ans. Je ne m’adapte pas. Je me mets en marge face à l’individualisme et à la cupidité de ce milieu. J’intériorise une certaine hostilité. Je profite d’avoir un salaire pour faire des petits vols low-cost en Europe avec un ami. A coté c’est une longue période de doute, j’ai un désintérêt total pour mon travail que j’estime peu. Je me mets à lire des biographies, des romans. J’ai alors un intérêt pour la lecture que j’ignorais totalement jusque là. Je regarde des films, vieux ou récents, qui parlent de sujets de société. Naît peu à peu l’idée de m’exprimer. Mais j’ai toujours pratiqué du sport, jamais une activité artistique. L’art n’était pas présent chez moi. Je m’achète mon premier appareil photo, c’est un reflex numérique. Rien d’exceptionnel. Au début je n’ose pas trop me montrer. Puis finalement je rejoins mon petit cercle d’amis avec. Je les prends en photo. Je me mets à trainer sur Paris près de Gare du Nord où on lieu mes cours de vente. Je décroche et à la place je fais des photos dans le train, dans la rue et des monuments. Paris c’est un peu nouveau pour moi à ce moment là. Dans ma chambre, chez mes parents, je commence par faire quelques autoportraits en dessous du vélux.
L’année suivante je commence une école de photo. Je découvre la chambre, le studio, labo… Mais aussi les cours d’histoire de la photo et d'histoire de l'art avec toujours les même notes… J’ai l’impression de n’avoir aucune culture de l’art. Mais la pratique me plait, je fais de plus en plus de portraits en dehors. Au moment du stage j’assiste un portraitiste pour la presse. Je trimballe surtout les lumières, les monte et l’observe face aux personnalités qu’il photographie. Par la suite j’assiste un second portraitiste avec un caractère opposé. Je ne reviens plus à l’école et commence mes propres séries de portraits.

En quoi votre voyage au Burkina Faso a été une revelation sur la manière dont vous vouliez pratiquer la photographie ?
Mon voyage au Burkina-Faso à d’abord été une révélation sur moi-même. Ça m’a profondément changé. Je n’étais jamais parti en Afrique et n’avais jamais voyagé seul aussi longtemps. Je pars pour deux mois et demi sans savoir où je vais. C’était simplement un ami projectionniste, rencontré peu de temps avant, lorsque je bossais dans un cinéma, qui m’avait donné ses contacts. À ma sortie de l’aéroport quelqu’un m’attend. Sur le trajet en voiture, il fait nuit, j’ai l’impression d’être dans un autre monde. Dès mon premier soir, je dors chez l’habitant. Je suis parti avec dans mes bagages un studio photo ambulant (une torche flash, un réflecteur, des pinces et des pieds) avec pour projet de faire une ou des séries de portraits.
Principalement artistique. Je souhaite photographier des hommes et des femmes dans leurs habits traditionnels. J’avais commencé ce travail à Paris en photographiant une communauté de femmes coréennes portant le Hanbok. En faisant ce voyage, je voulais sortir de mon confort. D’abord j’essaie de fixer des rendez-vous pour expliquer mon projet. Je m’aperçois finalement que j’aurais plus de chance en m’adressant directement aux gens que je rencontre par hasard dans la rue au quotidien. Je découvre le sens de l’accueil et de l’hospitalité. Pour mes logeurs (à Ouagadougou puis à Bobo-Dioulasso) mon voyage ne sera réussi que si je mène à bien mon projet. Le petit frère d’un ami, qui passe son bac, se met à m’aider en m’emmenant dans son lycée et s’arrange pour me trouver une moto. On fera équipe.
J’aménage mon studio photo à la maison, je pars dans la province de Bobo photographier les paysans jusqu’à aller dans une mine rencontrer des orpailleurs.
À mon retour à Paris, je suis un peu secoué. Je prends le temps de regarder mes différentes séries de portraits. J’ai un bon nombre de photo. Et je me mets à repenser aux rencontres à côté de mon projet. Les scènes du quotidien, les risques, les lieux, le mode de vie . Je réalise que tout ça n’apparait pas. J’ai seulement de beaux portraits. Je repense à ce déplacement dans un village qui paraissait clandestin. Des adolescents aux yeux rouges, couverts de poussière blanche qui descendaient dans un trou à l’aide d’une simple corde, soutenu par un morceau de bois à plusieurs dizaines de mètres. Je ressentais la terre trembler à coup de dynamite. À l’inverse, je repense aux soirées rythmées de Ouaga ou les discussions dans les taxis tard la nuit. Les manifestations qui s’organisaient secrètement, l’espoir de voir Blaise Compaoré tomber (la révolution du pays suivra quelques mois plus tard). Mais aussi les lieux qui m’ont marqués comme la tombe de Thomas Sankara. Quand on s’intéresse alors à l’histoire, on fait plus attention aux lieux.
Je commence à imaginer la photographie autrement. Comme un moyen d’archiver un voyage, une période. Ou de témoigner de conditions, d’actions…
En 2015, je repars durant le FESPACO (Festival panafricain du cinéma et de la télévision de Ouagadougou) avec une association (Cinescale) qui projette des séances de cinéma et des courts-métrages de sensibilisations dans les quartiers ou villages. A chaque arrêt, je photographie les lieux, le montage, et les séances avec les spectateurs. J’en profite pour faire mes premiers enregistrements audio ou vidéo en interrogeant les habitants. L’année suivante, je partais seul en Algérie (Skikda) et photographie uniquement la rue, les lieux où je fais des rencontres et les grands ensembles de la ville. A mon retour, je m’intéresse à la notion de territoire et commence plusieurs va et vient dans le nord de la France.

En 2017, vous rencontrez le jeune boxeur Killian Dufrenne et entamez un travail documentaire au long cours sur sa vie d’adolescent boxeur de haut niveau. Pouvez-vous nous parler de cette rencontre et de la manière dont vous êtes entré dans son quotidien ?
Le sujet « Le Kid » intervient dans le prolongement de mon intérêt pour les territoires en désindustrialisation. Quelques mois avant d’arriver à Charleroi, je séjourne à Amiens (Picardie). Nous sommes en hiver 2017, je m’intéresse à la situation de l’usine Whirlpool qui va fermer. Deux salariés acceptent de me rencontrer. Je recueille les témoignages de chacun en allant chez eux. Je commence par faire un portrait et les suivre un peu dans leur quotidien. À côté je mène comme une étude du territoire. Je documente les différents sites industriels de la région, retourne sur le site de l’usine Goodyear fermée en 2013. Je me rends dans les quartiers nords d’Amiens, les élections de miss dans les campagnes et rencontre différentes associations.
Au même moment, l’usine Caterpillar est en train de fermer en Belgique. Charleroi se trouve dans la province du Hainaut en Belgique (région trans-frontalière), territoire touché par les fermetures d’usines depuis de nombreuses années. En lisant les journaux, je tombe sur une famille de boxeurs qui travaillent à l’usine Caterpillar. L’article me touche. Et puis ce sont des boxeurs, ils me font penser à la famille Jacob à Calais. J’éprouve une grande fascination pour ce sport. J’ai pratiqué la boxe en amateur à la fin de mon adolescence et humainement j’y suis encore très attaché. Je me renseigne sur leur club (Boxing Club Garcia), fondé en 1990 par le père Julio. Un article de la Nouvelle Gazette est relayé. Il parle d’un jeune boxeur de 13 ans, Killian Dufrenne, espoir pour le club et la région. Je sens de la fierté. À ce moment là, j’imagine l’idée qu’un adolescent pourrait être le moteur de mon histoire sur un territoire. Pour moi j’associe deux facteurs personnels. La photographie et la boxe. La photographie pour le territoire, la boxe pour les valeurs qu’elle inculque. L’errance de la jeunesse comme le point d’équilibre. J’associe les espoirs, les rêves à un territoire sinistré depuis de nombreuses années.
Je veux me rendre à Charleroi, rencontrer Killian dans son club. Entre temps je contacte ses parents, je me présente comme photo-journaliste.
Je leur parle de mon projet et ils acceptent que je vienne les rencontrer. Quelques semaines après (juillet 2017) j’effectue en voiture les 295 km. Sur la route, arrivé dans les Hainaut, je commence à admirer au loin les terrils et les vestiges. C’est comme ci tout se dessinait peu à peu dans ma tête.
Nous avions prévu que je les rejoigne chez eux, avant l’entrainement de Killian. Le père sort pour m’accueillir. J’entre, la porte donne directement dans le salon et la salle à manger. Ils me proposent un café, la mère crie après son fils pour qu’il descende. Killian apparait dans l’escalier et s’assoie lui aussi autour de la table. Je me lance dans mes explications. Puis très vite, je m’adresse directement à lui. J’essaie d’être le plus transparent possible sur mes intentions, je lui explique que je m’intéresse à lui en tant que boxeur mais aussi à l’endroit où il vit. Que j’aimerais faire un portrait de sa jeunesse, pour raconter sa vie a coté de la boxe. Que je ne vais rien inventer, que sans son envie de se raconter je ne pourrai rien faire. Je ne peux rien leur promettre également. C’est une démarche indépendante, je ne sais pas où cela me mènera.
Nous partons à l’entrainement. J’ai hâte de rencontrer les Garcia également. C’est là-bas que je réalise les premières prises de vue de Killian sous le regard de ses parents. Je suis dans un environnement familier, je m’amuse même à laisser l’appareil pour une paire de gants. Killian esquisse un sourire. Je dois repartir le lendemain soir. Mais à la fin de l’entrainement, je demande à Killian ce qu’il a de prévu pour la journée du lendemain (samedi). Il me répond qu’il va voir des copains en ville. En fin de matinée je me dirige à Fleurus, une petite ville au Nord-Est de Charleroi. Dans la rue je tombe sur Killian avec une bande. Il me reconnait de loin et se dirige alors vers moi. De là je lui demande si je peux les suivre et ils acceptent. Parc, lieux abandonnées, gare… Ils errent un peu partout. Ils font passer le temps. Dans ma manière de photographier je raconte le fil des rencontres avec Killian (dans la boxe, le quotidien) et le territoire. En fin de journée, nous retournons chez lui et me propose de me faire visiter son village.
Le livre « Le Kid » est sorti récemment aux edition Imogène. Etait-ce une manière de clôturer le projet ?
Clôturer le projet, je ne sais pas. La période du livre représente la fin d’une enfance. Peut-être qu’il suscitera des interrogations. Qu’on aura envie de connaitre la suite un peu comme un film bien que ça n’en soit pas un. Je pense maintenant qu’il faut laisser du temps. C’est mon premier sujet au long court et j’ai de la chance qu’il se concrétise par un premier livre. Je suis conscient qu’on m’a accordé beaucoup de confiance également.
En tout cas, ça ne clôture pas une complicité. Depuis la sortie, je suis retourné plusieurs fois voir Killian et sa famille, mais l’appareil est plus en retrait maintenant. C’est aussi une région où je continue d’avoir un œil.
À travers l’histoire du Kid, vous parlez aussi de la région dans laquelle il vit, Charleroi, en Belgique; région industrielle sinistrée. Dans la « Grande Borne » vous faites la même chose en suivant le quotidien de trois jeunes sportifs de Grigny. L’individu est-il toujours pour vous le point de départ d’une réflexion plus large sur les transformations économiques et sociales de notre époque ?
À Charleroi, la désindustrialisation marque la fin d’une époque. La Grande Borne, ce n’est pas la même histoire, mais il y a la notion de rêve qui s’effrite. Je m’intéresse, aux transformations qui entrainent des changements et aux gens qui peuvent les subir. Ensuite vient le point de départ de ma réflexion. Comment en parler ? Je sais qu’on porte des a priori/préjugés sur les régions, les villes ou les quartiers où je me rends. Mais les habitants sont les mieux placés pour en parler.
Il y a une réalité c’est vrai et ne pense pas passer à côté dans mes sujets. Il y a une part d’ombre et de lumière partout. Je documente ces changements en photographiant le territoire et associe mon projet aux gens qui y vivent. Indirectement, j’essaie de donner la parole. La confiance se crée à force de revenir encore et encore. Une complicité se crée (ou pas), et de là on avance ensemble. Il y a une forme d’engagement dans mon travail.
« La Grande Borne » est un projet en cours. Vous y mêlez photographies du quotidien des jeunes que vous suivez, et architecture. La banlieue et la jeunesse ont toujours fait partie de votre univers photographique.
Oui toujours. J’aime la banlieue, j’y suis attaché.
Par nostalgie d’abord, j’ai passé mon enfance dans « une ville nouvelle » de l’époque à 40km de Paris. Je me souviens des moments où je jouais dans le quartier avec mes amis. Mes parents ont déménagé durant mon adolescence, j’ai gardé les mêmes habitudes. Il y a aussi des attaches familiales.
Je perçois la banlieue comme un ensemble humain et culturellement riche. Elle invente des codes, des modes, un vocabulaire. Il y a aussi des entrepreneurs qui influencent des modèles de réussite. Et dans les quartiers il y a également une forme de solidarité au quotidien. Quand j’ai réalisé mes premières séries de portraits (2013), je m’ inspirais de cette culture (mode vestimentaire) qui existait en banlieue lors de ma jeunesse. Je me suis mis à rechercher les différents endroits où photographier autour de Paris. Je pense que c’est à partir de là où j’ai commencé à m’intéresser à l’aménagement du territoire. La façon dont ont été conçu des quartiers à l’époque a créé une forme de cloisonnement. Le quartier de La Grande Borne en est une représentation. J’ai commencé un travail documentaire en 2018 en suivant des jeunes de ce quartier. Je constate que les nouvelles générations ont la force de se réinventer dans cet environnement.



Vous projets durent longtemps, vous êtes généreux en images. L’editing est-elle une étape difficile pour vous ?
Non, ça ne me pose pas particulièrement de problèmes. J’ai un grand nombre de photos au fil du temps mais je ne fais pas beaucoup de sujets…
Par contre il me faut du temps.
Généralement après une prise de vue, le soir je regarde très brièvement. Et ce n’est peut-être que 2 ou 3 mois après que je reviens dessus plus attentivement. Par contre quand je me mets à éditer, je m’isole plusieurs jours. Et il me faut aucune contrainte dans la journée.
Auriez-vous un conseil à donner a un photographe qui se lance dans une démarche documentaire ?
Je ne pense pas être suffisamment expérimenté. Le Kid est mon premier sujet documentaire abouti et La Grande Borne le second en cours…
Mais si je dois en donner un, c’est d’être les plus transparent possible sur ses intentions dès le début et d’essayer de les tenir.
Entretien par Mathilde Azoze - le 28.01.2020
