
SANDRA
MEHL
Sandra Mehl est née et a grandi à Sète, et ne s’est jamais vraiment éloignée des bords de mer. La Plage des Mouettes dans le sud de la France, la ville de Jericho en Palestine, ou encore l'Isle de Jean-Charles en Louisiane, des endroits qu'elle raconte avec une sensibilité sincère et beaucoup de temps consacré à ses sujets. Formée à la sociologie et aux sciences politiques, elle fait de la photographie la prolongation de ce premier amour pour aller à la rencontre des gens et se consacrer au documentaire.
Elle a notamment été lauréate du prix Roger Pic de la SCAM en 2009 pour son projet « CheckPoint Chronicles », puis a obtenu le prix Reportage de la Bourse du Talent en 2016 pour son travail sur « Ilona et Maddelena », deux adolescentes qu’elle a rencontrées dans la cité Gély, à Montpellier, et suivies pendant plusieurs années. Sandra Mehl est représentée par la galerie Sit Down à Paris.
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Comment en êtes-vous venue à la photographie ?
Une envie d’informer, de faire réfléchir, de faire changer de regard, de donner à vivre des émotions sur des sujets qui me touchent et m’interrogent, après une dizaine d’années à œuvrer pour les quartiers dits « sensibles » dans le sud de la France où je vis. Une envie de continuer à agir mais avec une autre place, un autre rôle, en utilisant les outils de ma formation initiale que sont la sociologie, et les sciences politiques.
Vous avez l’air d’aimer travailler sur les littoraux (Sète, L’isle de Jean-Charles, Jericho) avec des ambiances assez atypiques, c’est un choix conscient ?
Des lieux aiguisent ma curiosité car ils me paraissent familiers alors que j’y mets les pieds pour la première fois. Un point commun entre certains de ces lieux, c’est le littoral, en effet. J’ai grandi à Sète, je pense que ça joue. Un autre point commun entre tous ces endroits, c’est l’idée de communauté, en déliquescence avec l’Isle de Jean-Charles en Louisiane qui disparaît sous les eaux du Golfe du Mexique, vivante avec la plage des mouettes à Sète, contrariée avec Jéricho en Cisjordanie, et en mutation avec les sœurs Ilona et Maddelena. Dans ces sujets, je crois que je parle de famille (au sens large) perdue ou retrouvée.
Vous semblez être souvent très proche des personnes que vous photographiez, comment gérez-vous cette proximité avec vos sujet ? Peut-elle devenir un frein dans votre démarche de documentation ? Ou est-ce un moteur dans la recherche d’un relation avec votre sujet photographique ?
Je ne la gère pas, elle s’installe, parfois me déborde, alors je réagis, mais je crois qu’au fond elle est indomptable. Ce qui fait que la relation qui me lie aux gens que je photographie depuis plusieurs années est inclassable, au carrefour de la relation professionnelle, de l’amitié, de l’appartenance familiale. C’est une relation qui ne porte pas de nom, aux frontières floues, toujours en mouvement. Et cette proximité est un moteur essentiel dans mon travail.
Comment parvenez-vous à entrer puis à vous fondre dans l’intimité des personnes que vous photographiez ? Dans la famille des jumelles Maddelena et Ilona, puis sur l’Isle de Jean-Charles par exemple ?
Je n’ai pas vraiment de méthode, et ce n’est pas quelque chose de réfléchi pour moi. Je n’ai pas de difficultés à aller vers les gens, à les regarder, à les questionner. Je le fais sans filtres, ni masques. Dans ces moments-là, je crois que je suis très lisible par rapport à ce que je pense et ce que je ressens.
Dans le cas des sœurs Ilona et Maddelena, je suis tombée nez à nez sur elles un jour où je me promenais dans leur quartier. Je les ai approchées, nous avons discuté, j’ai obtenu le 06 de leur mère qui m’invitait la semaine suivante pour un repas, et le projet était lancé. Pour l’Isle de Jean-Charles, tout a commencé par un refus. J’avais appelé l’autorité gérante de l’ile pour savoir quand je pourrais m’y rendre, on m’avait répondu que trop de journalistes étaient déjà venus par là, et que les habitants ne voulaient plus voir d’étrangers. Mais j’y suis allée quand même, sans l’aide d’un intermédiaire, et j’ai approché les gens qui m’ont ouvert leurs portes peu à peu jusqu’à m’accepter complètement au sein de leur communauté au bout de quatre séjours.
Etre sincèrement intéressé par cet autre qui vous bouleverse, et être entièrement dédié à cela, ça pourrait être une partie de la réponse.
Comment présentez-vous le travail effectué, notamment à la famille de Maddelena et Ilona par exemple ?
Avant de montrer mes images d’Ilona et Maddelena à la presse et de les exposer, je leur ai montré ainsi qu’à leur famille. Nous avons discuté de ces images, de celles jugées dérangeantes, ce qui m’a donné l’occasion d’expliciter encore plus mes intentions. Puis, je leur ai parlé des parutions dans la presse, je leur ai donné certaines d’entre elles, et elles sont venues à une exposition, en montant sur la scène avec moi lors d’une remise de prix ! Le projet n’est pas venu d’elles, mais j’ai tenu à les associer à certaines prises de décision. Il y a une responsabilité à montrer des gens, a fortiori des adolescentes, dans leur intimité. Et cela m’a semblé naturel de partager cette responsabilité avec elles et leur famille.

Lors d’une résidence à l’Institut Français de Jerusalem, vous réalisez la série « Jericho ». Pourquoi avoir choisi la ville de Jéricho ? Dans votre travail, la ville est présentée comme une ville vestige, et vous nous expliquez que c’est aussi un lieu de villégiature. Comment les deux facettes de cette ville cohabitent ?
Je me rends une fois par an environ en Israël/Palestine depuis 2009. Jéricho est une ville que j’ai parcourue sans m’y arrêter et qui semblait apaisante, comme un petit paradis au beau milieu de la vallée du Jourdain occupée. C’est sur cette tension que j’ai voulu travailler. Jéricho est l’une des plus vieilles villes au monde, et un haut lieu du tourisme domestique en Palestine, mais elle est entourée de colonies agricoles. J’ai présenté un projet documentaire à l’Institut français de Jérusalem qui a été accepté.
Qu’est-ce qui vous a menée à photographier L’Ilse de Jean-Charles, en Louisiane ? Pouvez- vous nous expliquer ce qui menace cette île et comment les habitants s’en accommodent ?
Mon envie de travailler sur l’Isle de Jean-Charles vient du désir de raconter les dernières heures d’une communauté des Etats-Unis très soudée, sur le point de disparaître, et d’un coup de foudre visuel pour le bayou, que je trouve à la fois poétique et inquiétant. D’ici deux générations, les scientifiques prédisent qu’il ne restera plus rien.
Vous intégrez toujours de nombreux portraits à vos séries photographiques. Quelle importance a le portrait au sein d’une documentation pour vous ?
Je réalise effectivement beaucoup de portraits dans mes séries, mais toujours contextualisés. J’aime donner à voir de quel environnement est fait l’individu que je montre.


Comment considérez-vous qu’une série photographique est close ? Que vous ne ferez plus de photographies sur ce sujet ?
Je ne le sais pas car aucun de mes travaux au long cours est pour le moment fini ! Mais sans doute qu’un travail est fini quand la raison qui nous a poussé à le commencer a disparu, soit que nous ayons évolué au fil du temps, soit que la personne ou la situation que nous photographions ait évolué jusqu’à perdre ce qui nous liait si fortement à elle.
Quand ce moment arrive, il est peut-être temps d’en faire un livre !
Vous alternez vos projets au long cours et les commandes pour la presse, comment gérez- vous le passage de l’un à l'autre ?
J’aime beaucoup le défi que représente une commande presse. On vous envoie dans un endroit pour couvrir une situation que vous n’avez pas choisie, en un temps réduit. Il faut donc être rapide, créatif … sans oublier d’être bon. C’est assez anxyogène à vivre, et ce stress me stimule. Heureusement, il cohabite avec des moments de réflexion plus apaisés liés à la réalisation de projets personnels au long cours. Les deux font au final bon ménage.
Auriez-vous un conseil à donner à un jeune photographe ?
S’écouter, au lieu de vouloir coller à tout prix au cadre, et bosser !
Entretien par Mathilde Azoze
et Robin Cassiau - le 20.01.2020
