
Eman Helal
ju(s)t stop
Dans le cadre de la troisième Biennale des Photographes du Monde arabe contemporain, nous avons rencontré Eman Helal.
Son travail documentaire "Just Stop" faisait partie de l'exposition"Hakawi, Récits d'une Egypte contemporaine", à la cité Internationale des Arts, commissariée par le photographe Bruno Boudjelal.
"La violence envers les femmes est largement répandue en Égypte et semble être enracinée dans la société. Un rapport publié en 2013 par UN Women a révélé que plus de 99% des femmes égyptiennes ont subi une quelconque forme de harcèlement, qu’il soit physique, sexuel, ou psychologique.
Ce projet présente différentes histoires et parcours de femmes, témoignant de ces violences. L’approche est aussi frontale que possible afin que ce qui semblerait tabou puisse être révélé."
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Comment avez-vous commencé la photographie ?
J’ai commencé à vouloir faire de la photo il y a une dizaine d’années mais à l’époque en Egypte il n’y avait pas beaucoup d’écoles de photos. J’étais journaliste dans la presse écrite, mais je sentais que ce n’était pas ce que je voulais faire alors j’ai demandé au premier journal dans lequel je travaillais si je pouvais rejoindre le département photo et apprendre de mes collègues. Après la révolution, autour de 2012, il y avait des workshops gratuits mis en place par des fondations internationales pour apprendre aux photographes à documenter les changements dans le pays suite au Printemps Arabe. J’ai donc eu de la chance de me retrouver là et de sortir d’Egypte et de voyager avec des organisations telles que Magnum, World Press Photo et d’autres pour apprendre à faire de la photo documentaire.
Comment avez-vous rencontré ces femmes victimes de violence ?
Au départ ce n’était pas simple du tout car la société ne voit pas ces femmes comme des victimes. Il y a toujours une raison pour ne pas les considérer en tant que telles : tu es rentrée tard, tu as rigolé trop fort, tes vêtements sont trop serrés … Elles ont donc peur de raconter leurs histoires en public. Ça m’a donc pris du temps de trouver des femmes qui acceptent de raconter et d’être photographiées. Par exemple, j’ai trouvé Eesra via facebook, car sa soeur, qui est avocate et activiste avait posté sa photo après l’agression. Mais à chaque fois je m’y prends de manière différente.
Comment avez-vous débuté votre sujet « Just Stop » ?
Je dirais que tout a commencé à la Journée Internationale des Femmes le 8 mars 2011. J’étais là-bas pour couvrir cette célébration qui avait lieu aux lendemains de la révolution et les femmes pouvaient enfin espérer se battre pour leurs droits. Je suivais certaines d’entre elles sur la place Tahrir, elles marchaient et distribuaient des fleurs aux gens dans la rue, quand un groupe d’hommes est arrivé et a commencé à menacer ces femmes, à leur dire qu’elles n’avaient rien à faire ici. J’ai eu peur, tout le monde a commencé à courir vers la rue principale. Heureusement l’armée était présente dans la rue ce jour là pour garder la Place Tahrir. Les soldats ont donc ouvert le feu, et tout le monde s’est dispersé, hommes et femmes. À ce moment-là je me suis vraiment demandée ce qu’il se passait dans le pays, j’étais très affectée et choquée. Les choses étaient sensées changer après la révolution. C’est là que j’ai commencé à penser à travailler sur le sujet des femmes en Egypte. Entre 2011 et 2013, j’ai couvert toutes les manifestations pour les droits des femmes au Caire, j’ai collecté beaucoup d’images, puis j’ai eu la chance de recevoir une bourse du WorldPress qui m’a permis de vraiment commencer le projet. J’ai d’abord rencontré Eesra, une jeune fille de 15 ans, qui avait été agressée dans le métro en rentrant chez elle en pleine journée. Un homme avait ouvert la fermeture éclaire de sa jupe, et elle s’était battue avec lui pour se défendre. Personne ne l’avait aidée et la sécurité avait remercié Dieu qu'elle soit saine et sauve et l'avait renvoyée chez elle. Elle était donc rentrée pleine de bleus en pleurant et son père s’était rendu de nouveau à la station de métro pour se plaindre mais ça n’avait servi à rien. Heureusement, Eesra a eu la chance d’être entourée par sa famille. Beaucoup de familles ne soutiennent pas du tout les victimes quand il s’agit de harcèlement ou encore de viols. Quand Eesra est retournée à l’école, elle a été convoqué par le principal qui lui a interdit d’en parler au sein de l’établissement sous peine d’être exclue. À partir de là j’ai voulu photographier plus de victimes et de raconter leur histoire dans des textes afin de n’omettre aucun détails.

Y a -t-il des possibilités de défense pour ces femmes ? Les lois les concernant évoluent-elles depuis la révolution ?
Je dirais que c’est un très long chemin. Les avocats, activistes, journalistes ou photographes comme moi se battent pour ça. Depuis très récemment, il existe une loi stipulant que les femmes ont le droit de se rendre à la police avec leur agresseur et un témoin de la scène d’agression pour faire arrêter l’homme qui leur a fait du mal. C’est quasiment impossible donc très peu effectif. Dans un cadre de travail c’est encore plus compliqué pour une femme de dénoncer son agresseur parce qu’elle finira toujours par être virée et l’homme restera à son poste. La semaine dernière, pour la première fois, une avocate a gagné un procès dans lequel elle défendait une femme harcelée sur son lieu de travail. Mais tout prend du temps.
Vous constatez la hausse des violences envers les femmes dans la rue, mais qu’en est-il au sein des foyers égyptiens ?
Le problème avec la violence au sein des foyers c’est que nous ne la voyons pas et nous n’en parlons pas. Si l’affaire mène à la torture ou même au meurtre alors elle aura un encart dans le journal mais sinon on ne peut pas savoir ce qui se passe derrière les portes. Souvent les familles étouffent les cas jusqu’a ce que le pire arrive. Dans mon sujet, j’ai photographié une petite fille violée à l’école, et quand l’affaire a éclatée, la police a soutenu le professeur car personne ne doit savoir que ce genre de choses arrivent au sein de l’école. Ça prend donc beaucoup de courage de trouver des preuves de ces histoires « domestiques », et de les mener au tribunal. Si une femme se fait violer par son mari, il est impossible de le dénoncer car dans la loi, le mari a tous les droits sur sa femme. On lui dira de rentrer chez elle.
Selon vous, quelles-sont les raisons de la hausse de cette violence ?
Je pense que jusqu’ici on ne voyait pas la violence. Maintenant on la voit et en plus elle augmente à cause de la mauvaise éducation et de la situation économique du pays. Quand ma mère était jeune, les hommes respectaient les femmes. Elles ne pouvaient pas faire d’études et restaient à la maison mais elles étaient respectées physiquement. Les jeunes hommes n’ont pas de bons modèles ou de héros corrects dans les médias. Même dans les films, les héros ont des armes et toutes les femmes sont à leurs pieds. Ma génération souffre beaucoup des doubles standards utilisés pour élever une fille ou un garçon. Les familles ne font pas les efforts nécessaires pour élever leurs garçons correctement, ils ont toujours tous les droits et tout cela mène a une société extrêmement patriarcale dans laquelle les hommes se croient tout permis. Il y a différents niveaux de patriarcat mais l’Egypte va très loin.
Existe-t-il des organisations ou associations qui viennent en aide aux femmes victimes ?
Nous avons une organisation présente sur les manifestations pour recueillir les femmes violentées, ils viennent avec du matériel pour les soigner. Ils ont aussi une ligne directe pour intervenir rapidement en cas d’agression et utilisent des tazers pour disperser les personnes violentes. En ce qui concerne la violence à domicile, nous avons une association gouvernementale qui protège les enfants et qui peut parfois intervenir pour déposer des plaintes pour les mères. Nous avons aussi des associations qui aident les femmes à connaitre leurs droits au niveau de la loi en cas de divorce ou de violences par exemple. Elle peuvent rencontrer des consultants gratuitement pour les aider à aller au tribunal. L’une de ces associations m’avaient d’ailleurs permis de photographier certaines affaires.
Le projet « Just Stop » est-il clos pour vous ?
Pour moi ce projet n’a pas de fin et peut évoluer de plein de manières. Maintenant je ne vis plus en Egypte mais en Europe, ce qui me permet aussi de faire une pause de temps en temps car c’est un sujet très lourd. Quand je suis dedans, je ressens vraiment beaucoup de haine envers les hommes alors parfois j’ai besoin d’en sortir pour m’apaiser. Le projet a commencé avec les agressions dans la rue, mais il pourrait traiter d’autres formes de violence comme la violence au domestique, mais pour cela j’attends d’avoir collecté plus d’informations et rencontré plus de femmes qui se sentent capables de me raconter leurs histoires.
Entretien par Mathilde Azoze
Traduit de l'anglais - Le 07.10.2019