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Rolleiflex en main, Yohanne Lamoulère arpente les rues de La Cité Phocéenne.
Elle rencontre la jeunesse, immortalise les visages et les corps des habitants, observe le temps qui passe sur la ville, son évolution, et comment les marseillais s'en accommodent. Diplômée de l'Ecole Nationale de la Photographie d'Arles en 2004, Yohanne photographie depuis ses lieux de vie, pour documenter une époque, des générations, et s'éloigne de temps en temps de la Méditerranée qui lui est chère pour rencontrer d'autres crises, comme celle d'Argentine par exemple, où elle s'est rendue en 2006. Elle est actuellement représentée par "Tendance Floue".
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Comment en êtes-vous venue à la photographie ?
La photographie était peu présente chez moi. Quelques photos de familledans un coffre noir, et un grand mur d’images chez ma mère : une scène de rue lors de la première Intifada, un intérieur du M’zab, un portrait de mon arrière-grand-mère tatouée sur le visage, un mur àNîmes avec cette inscription « les arabes dehors », et quelqu’un avait ajouté « Et moi je vais où ? »… Quand on rentrait à la maison, on passait devant, et je crois que mes yeux se sont usés sur cette collection disparate. Et puis les photographes ont un rapport particulier à la disparition.
Marseille subit une réhabilitation urbaine rapide et brutale. Vous photographiez beaucoup ces changements et la façon dont les marseillais s’en accommodent. Est-ce une sorte de perte d’identité de la ville à vos yeux ?
La ville s’effondre d’ailleurs dans le vrai sens du terme à certains endroits en ce moment.
Marseille survit aux changements, mais depuis une vingtaine d’années elle s’essouffle, comme un animal blessé. Ce qui en faisait à mes yeux une ville attachante se désagrège, oui. Nous avons toujours lutté contre cette idée que la ville était trop sale, trop pauvre, trop vive. Maintenant elle est trop vide, et triste. L’ingérence municipale, qui ne date malheureusement pas de l’ère Gaudin, a maçonné une politique inique et raciste. Les évènements de la rue d’Aubagne marquent un tournant dans son histoire ultra- contemporaine, et, espérons-le, scellera le sursaut populaire tant attendu.Tout ça nous le savons, cela fait trois mois que nous le vivons, que nous l’écrivons. Mais le plus dur reste à faire : y parvenir.
Par exemple dans votre série « La dispersion du sable », vous avez photographié les délaissés, les gens qui tentent de survivre en travaillant, ceux dont « tout le monde se fout ». En tant que photographe, vous vous sentez le devoir de vous faire l’œil et la parole des gens dont la voix porte moins ?
Honnêtement, je ne me sens aucun devoir. Je photographie simplement les gens qui vivent dans les lieux où j’aime laisser courir mes yeux. S’il s’agit de cartographier, ou d’identifier précisément ces endroits, je dirais ceux qui abritent la majorité de la population mondiale. Là où nous sommes. Je pense à Pasolini, à sa fascination pour ceux « qui ne possèdent que leurs corps ». Je prends l’acte photographique comme une preuve à donner, une preuve d’amour, mais aussi comme un combat. Donc je cherche les guerriers. A Marseille ils existent dans les plis de la ville, ces endroits où l’on fait croire aux gens qu’ils n’ont pas d’existence propre. La réponse corporelle à cette idiotie est souvent magnifique.
Marseille finalement, c’est une sorte de microcosme, où tous les problèmes et toutes les fractures se rassemblent ?
Exactement. J’ai souvent le sentiment que Marseille rassemble les grands enjeux de demain, ceux de l’Europe, et qui si cette ville ne s’en sort pas, ce ne sera plus la peine d’espérer très longtemps.



Vous dites « Je ne peux pas me résoudre à ne plus photographier ces corps sublimes dans l’espace public ». Dans vos séries « Gyptis et Protis », « Faux-Bourgs » ou encore dans « La dispersion du sable », vous entrez dans les cocons des jeunes que vous croisez. Comment on se mêle à la jeunesse avec un appareil photo ?
On demande à y être invité. Mais je ne rentre pas dans les cocons, je reste la plupart du temps dans la rue. Et puis, je rentre et je ressors.
Dans votre série « Commercio y Justicia » qui documente la crise économique en Argentine, il y a une certaine suspension dans le temps. On pourrait se croire dans les années 70 au fin fond de la Russie ou en Corée du Nord. Était-ce un parti pris lors de la pensée du projet ou le choix s’est-il fait à l’editing ?
(Rires) Il faudra dire ça aux ouvriers, ça leur plaira sûrement ! Nous avons décidé, un preneur de son et moi, de nous rendre en Argentine pour documenter le mouvement d’autogestion ouvrière qui suivi le krach boursier de 2001. Nous avons interrogé des gens dans tout le pays. Le Rolleiflex induit cette lenteur qui me va bien, cette douceur qui donne à l’image son côté suranné. Certains lieux étaient presque hors du temps, sans aucun doute, mais c’est au moment de la prise de vue que s’installe cet absolu.
Vous travaillez uniquement au format 1:1 ? Pourquoi ?
Il m’arrive de travailler d’autres formats, mais celui-là est celui de ma liberté. C’est le boitier que personne ne commande. Je travaille en numérique pour la presse, et je réfléchis en carré. C’est simplement une manière de ne pas devenir schizophrène. J’aime aussi l’idée de déclencher avec le ventre : la visée bioculaire du Rolleiflex induit une prise en main au niveau du plexus.
Vous photographiez la rue, l’Homme dans l’espace urbain, dans son espace personnel, et la misère. Est-ce que certains photographes vous ont inspirée à ce sujet ?
Bien sûr, un grand nombre ! Arbus, Weegee, Killip, Pataut, Favier… j’aime suivre les travaux de Joakim Eskildsen ou d’Alex Majoli, de nombreux photographes belges, et puis le cinéma…
Si vous deviez donner un conseil à un jeune photographe, quel serait-il ?
Aucun, je suis jeune moi aussi !
Entretien par Mathilde Azoze
Le 09.02.2019


PHOTO INÉDITE

J’ai rencontré Nono dans le quartier de Maison Blanche par l’entremise d’un autre garçon, Naer. Maison Blanche est un des très nombreux quartiers abandonnés par la municipalité. Naer y lutte au quotidien, et nous nous sommes connu dans ce cadre là, juste après les effondrements de la rue d’Aubagne. Nous croisons Nono, au soleil, devant une inscription sur un mur qui reprend presque parfaitement une ligne tracée à la tondeuse dans ses cheveux. Cette image fera sans doute partie de ma prochaine série. J’aime l’image, mais j’aime surtout son histoire, le mélange des luttes, et ce moment qu’elle représente pour moi : comment photographie t’on quand on est en colère ?
Yohanne Lamoulère