
FRANÇOISE HUGUIER
Françoise Huguier, membre de l’agence VU’, débute sa carrière de photographe par de nombreux voyages, notamment en Asie et Afrique. Elle intègre rapidement le magazine Libération pour lequel elle photographie la mode et le cinema avant de se lancer dans des sujets documentaires au long cours comme «Sur les traces de l’Afrique fantôme» , dans les pas de l’ethnologue Michel Lieris 1989, ou plus tard «Kommunalka», en 2008, pour lequel elle vit plusieurs mois dans les appartements communautaires de Saint-Petersbourg. L’audace qui la caractérise lui permettent de se faire très vite une place dans le milieu encore très masculin de la photographie des années 60 à 80. En 1994, elle créée la Biennale de Bamako et permet à des photographes comme Malik Sidibé d’émerger. Récemment, elle travaille beaucoup en Corée et questionne une modernisation rapide à travers son ouvrage «Virtual Seoul», sorti aux éditions Actes Sud en 2016.
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Comment en êtes-vous venue à la photographie ?
J’ai passé mes deux bacs et on avait la possibilité de faire une sorte de bac professionnel en un an, pour réfléchir à notre projet. Moi j’avais très envie de faire du cinéma, et à l’époque on étudiait le cinéma dans les studios. Malheureusement on m’a dit qu’étant une femme, je ne pourrais pas porter le matériel, et je me suis donc rabattue sur les laboratoires photos, ce qui m’a été très utile. Je développais les films, j’apprenais à manier la chambre photographique, je faisais des portraits etc. Le premier labo m’a permis de passer le CAP. À 17h, je partais rue Vaugirard pour aller étudier à Louis Lumière. Et je passais mes week-ends à faire des photos, l’appareil était toujours avec moi. Dans le second laboratoire où j’ai travaillé, je développais le E6, dans une cave pas terrible, mais là bas, j’ai tout de même développé les films de Demarchelier ou Guy Bourdin qui m’a par ailleurs énormément inspirée tout au long de ma carrière. Un jour, j’ai du développer les films d’Irving Penn qui venait à Paris pour les collections. Il amenait ses propres produits. Comme il fallait développer ses films la nuit, nous avons proposé à notre patron de faire les trois huit, ce qu’il a formellement refusé. De toute façon ils embauchaient des gamins de banlieue qu’ils sous-payaient. Nous avons fait grève, l’inspection du travail ne nous a pas soutenus non plus, et nous nous sommes retrouvés aux Prud’hommes.
Voilà comment j’ai appris. L’avantage de commencer par là, c’est que quand je suis devenue professionnelle et que j’amenais mes bobines dans les labos, on ne me racontait pas d’histoire. Après les labos, j’ai atterris dans une encyclopédie socio-médicale, avec quatre filles. Moi je m’occupais de l’iconographie. Je ne connaissais rien à l’histoire de la photo à l’époque, et c’est comme ça que j’ai appris qui était Cartier-Bresson, Riboud et toute cette grande époque de la photographie. J’ai adoré mais ça s’est arrêté et je me suis retrouvée au chômage. C’est là que j’ai commencé à voyager, et j’ai eu de la chance car mon mari, architecte, travaillait pour le commerce extérieur et pour les expéditions françaises à l’étranger et j’avais la possibilité de le suivre. Quand il allait à Jakarta par exemple, je restais quelques jours avec lui puis j’allais ensuite ailleurs dans le pays et je faisais ma vie. Dieu sait si au début j’avais la trouille de voyager seule. Je me souviens, dans les hôtels en Malaysie, je mettais les armoires contre les portes, parce que systématiquement les hommes voulaient rentrer. Quand je faisais du stop ce n’était pas évident non plus. De toute façon à l’époque une femme européenne qui voyageait seule, c’était forcement une prostituée. Après je trouvais parfois des filles qui voyageaient avec moi, des infirmières par exemple, qui n’avaient pas peur de quitter leur job quelques mois car elles étaient sûres de retrouver du travail à leur retour. A l’époque, on ne s’inquiétait pas trop de ça.
Comment avez-vous vendu vos premières images, et comment a débuté votre carrière de photographe professionnelle ?
Avant de partir en voyage, j’allais voir les journaux, je sentais la température, même si je ne savais pas exactement ce que j’allais faire sur place, et quand je revenais, ça marchait. Je collaborais avec un magasine qui s’appelait « Cent idées » qui faisait toujours 15 pages sur des sujets de curiosités. J’ai pu leur vendre le théâtre chinois, les uniformes japonais, les jardins zen et plein de petits sujets très intéressants. Je travaillais aussi avec une agence italienne qui s’appelait Grazzianeri. Puis j’ai rencontré Christian Caujolle, qui s’occupait de la photo à Libération. J'y ai travaillé pendant 15 ans. On nous envoyait à l’étranger 3 ou 4 jours, ce qui était très court. Une fois où je travaillais au Mali pour tirer le portrait de Selif Keita pour le service cinéma, j’ai eu envie de rester plus longtemps. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à penser à des sujets plus personnels, plus longs. Un ami anthropologue m’a parlé du livre « L’Afrique Fantôme » de l’anthropologue Michel Lieiris, et ça m’a plu. J’ai proposé de suivre ses traces de Dakar à Djibouti. La Villa Médicis, qui m’a donné une certaine somme. Il me fallait aussi une voiture, que Christian Lacroix m’a aidée à acheter, car je travaillais déjà un petit peu dans la mode. Le réseau c’est indispensable en photo !
Vos sujets sont-ils toujours issus d’une inspiration personnelle ?
Oui, et souvent elle vient en lisant. «L’apprentissage de la mort» dans virtual Seoul par exemple, est venu en lisant un article. Et il faut être très curieux aussi. Le Dream Palace en Corée, là où les vieux vont danser, c’est un pur hasard. J’habitais chez un ami photographe, et quand je descendais dans la rue je voyais des tailleurs qui faisaient des costumes hallucinants et très kitsch. Je me demandais qui portait ça, et on m’a expliqué que c’était pour les vieux qui allaient danser au Dream Palace toute la journée. Je m’y suis donc rendue. Entrer, ce n’était pas compliqué, mais il m’a fallut trois semaines pour commencer à prendre des photos. Je suis restée très longtemps jusqu’à ce qu’un monsieur, qui se changeait tous les jours, accepte que je le prenne en photo, et ça a entrainé tous les autres. D’autres photographes ont voulu y aller après moi mais ils n’ont pas réussi. D’abord parce que ce sont des hommes, et l’avantage d’une femme, c’est qu’elle peut fonctionner sur plusieurs registres : l’autorité ou la séduction.


Pendant longtemps vous travaillez aux côtés de Serge Danais au service cinéma de Libération. Pouvez-vous nous parler de cette période où vous avez photographié un grand nombre de personnalités.
Serge Daney m’a fait rencontrer un nombre incalculable de cinéastes. Je suis allée quatre fois à Cannes pour Libération, à une époque très vivante, libre et insolante pour le magazine.
Il faut savoir, dans ce cadre-là, que le journaliste parle toujours avant le photographe. Et bien souvent, quand il est bavard, il nous reste deux minutes pour prendre la photographie à la fin de la rencontre. Serge Daney était quelqu’un de bavard mais finalement, j’ai quand même pu faire des photos de Scorsese, Kurosawa … Un jour j’étais à Cannes et je devais photographier Michael Haneke parce qu’il avait un film en compétition. Il était très pressé et anxieux. Nous étions dans la chambre de son hôtel, et tout d’un coup il s’assoit devant la coiffeuse, et je fais le portrait. La photographie est publiée dans Libération, et le lendemain, je croise Haneke sur la croisette qui me demande comment j’ai réussi à capter cet instant. Il était très surpris. C’est une question d’entraînement. Une autre fois à Deauville, pour le Festival du Cinéma américain, je devais photographier Robert Mitchum, qui était déjà un très vieux monsieur. Il portait des lunettes de soleil et je lui demande de les enlever le temps de la photo. Il me répond alors qu’il accepte uniquement si j’enlève mon pantalon. J’ai donc enlevé mon pantalon. Bah oui ! Il faut ce qu’il faut ! Et il a trouvé ça très drôle. Une autre fois encore, je photographie Jim Jarmush dans un hôtel à coté des Champs Elysées : je l’installe à côté d’un miroir et d’une lampe parce que je cherche la lumière, et il se met à critiquer mon idée, douteux que ce soit un bon endroit pour le prendre, douteux également que ce soit la bonne optique. Il avait même demandé à son attaché de presse d’empêcher que la photographie ne sorte dans Libération. Finalement, il a écrit au magazine : il souhaitait récupérer un exemplaire de ma photographie car il la trouvait formidable ! J’ai plein de petites anecdotes dans le cinéma.
Toute votre vie, vous naviguez entre la mode et le documentaire …
J’ai commencé la mode à Libération également. C’était un journal de gauche et tout à coup, Gérard Lefort et toute une équipe ont décidé de faire de la mode au service « Société ». J’ai aussi fait des séries de mode pour Marie-Claire Bis. Les défilés de mode, c’est la guerre. Il y a très peu de femmes. Moi, je ne me mettais jamais au bout du podium comme tout le monde, mais à la sortie, et au début, je faisais des aller-retours du podium aux backstages, mais quand je revenais, on m’avait piqué ma place ! Maintenant je viens avec un assistant, comme ça, je n’ai plus ce problème. Certains photographes allaient jusqu’à mettre leur zoom devant mon appareil pour m’empêcher de prendre des photos. Dans ces cas-là, ils se recevaient une paire de claques. On m’a mis des paires de claques aussi mais dans ces cas-là je donne un coup entre les jambes. Moi j’aime bien cette guerre. Il faut être très rapide, c’est plein de surprise. Christian Lacroix nous appelait les Moustiques.
La mode m’a énormément plu. Les ateliers particulièrement. Avec Christian Lacroix, Gautier, la préparation, les essayages… La mode est un documentaire. Avant, pour faire 15 photos, on partait 15 jours, maintenant, on n’a plus qu’un jour. Mais rien ne me fait peur, je m’adapte. Moi j’aime raconter des histoires avec les mannequins, mais maintenant c’est un vrai business la mode, ça a énormément changé. Et ce milieu est très ingrat, il vous oublie très vite, surtout quand vous n’appartenez plus à un magazine.

En Russie, vous travaillez longtemps sur les appartements communautaires, les « Kommunalka ». Vous faites des photographies et même un film. Qu’est ce qui vous a particulièrement attiré dans ces appartements ? Quelle est l’histoire de ces lieux ? Et comment s’organise la vie à l’intérieur des appartements ?
Quand j’ai préparé mon voyage en Sibérie, au-dessus du cercle polaire, les ethnologues de la région étaient à Saint Petersbourg. Ils habitaient dans des appartements communautaires et ça m’avait fascinée. Alors à mon retour, j’ai commencé à rassembler un peu d’argent et pendant 10 ans j’ai photographié à peu près une quarantaine d’appartements communautaires. L’argent que je gagnais sur mes autres travaux photographiques me permettait de repartir à chaque fois.
L’esthétique, et puis la vie des gens m’attiraient beaucoup. Les appartements communautaires ont été créés à la chute de Lénine. À la construction de l’Union soviétique, il n’y avait pas assez d’argent pour construire des immeubles, alors les bourgeois devaient céder certaines chambres de leur appartement à des gens qui venaient de la campagne pour travailler dans les usines. Ils ne gardaient que deux pièces, avec aucune autre alternative que le goulag s’ils refusaient, et ça s’appelait « tasser du bourgeois ». La cuisine et la salle de bain étaient des pièces communes. À cette époque, il fallait faire très attention à la délation. Ces appartements ont perduré jusqu’à la fin de l’Union soviétique et il en reste quelques uns aujourd’hui, surtout à Saint-Petersbourg. Il y a maintenant un système de privatisation : si vous avez vécu dans un appartement pendant 10 ans et que votre adresse figure dans votre passeport intérieur, vous pouvez devenir propriétaire de votre chambre. Maintenant les chambres sont beaucoup louées à des étudiants. L’ambiance n’est plus du tout la même. Les habitants ne rentrent jamais dans les chambres des autres, ce sont des studios privés. Dans la salle de bain c’est très compliqué parce qu’il faut prendre son tour. Dans l’appartement que je filme, une des habitantes prenait sa douche à 4h du matin pour être tranquille. Dans les cuisines, chacun sa cuisinière, deux feux par chambre, on ne partage pas. Et la propreté des plaques reflète la personnalité de chacun.
En général quelqu’un prend le pouvoir. Cette personne n’est pas nommée mais ça se fait tout seul. Et il y a des luttes ! Ces appartement sont toujours dans les mêmes couleurs et correspondent à l’esthétique soviétique. Il parait que les linoléums étaient tous choisis à Moscou, donc codifiés.
À un moment, j’ai habité dans un appartement pendant 2 mois, et j’ai filmé. J’avais eu le CNC et j’étais produite par Les films d’Ici. Nous avons filmé un mois et demi. Je connaissais tout le monde dans l’appartement mais ce n’était pas facile pour autant. Tanya, la fille qui dirigeait l’appartement m’avait autorisée à filmer le couloir uniquement, puis petit à petit, j’ai réussi à entrer dans les chambres-appartements en discutant. Et puis finalement les gens étaient demandeurs. Je regrette de n’avoir fait qu’un seul documentaire dans ma vie. Ma chef opératrice me pousse mais ça prend beaucoup plus de temps. Le milieu a beaucoup de mal à imaginer que nous sommes capable de passer de la photographie au film. Mais finalement, nous avons eu des prix, et le film est sorti en salle. Il est resté un mois et le film passe encore, à la Fémis par exemple.
Et cette série que vous avez faites avec les femmes nues, c’est arrivé comment ?
Tout d’un coup je me suis dit que j’avais envie de faire du nu. Ce n’est pas évident. J’ai commencé par en parler à Natacha, une des locataires, qui me recevait de toute façon à moitié nue naturellement. Ce n’était donc pas un problème. Cette femme est devenue mon égérie, c’est un numéro. Je me suis rendue dans une école d’art où j’ai rencontré deux filles, qui m’ont elles-mêmes trouvé d’autres filles. C’était accepté parce qu’ils sont de la vieille école et être modèle pour un artiste, c’est quelque chose de prestigieux. Alors on bloquait la porte de la cuisine et on faisait les photos. Le autres de l’appartement s’en foutaient un peu. La photo du nu à la salle de bain est une des premières photographies que j’ai faites. Cette photo a un succès fou, même si ce n’est pas ma préférée parce qu’on dirait qu’elle est inspirée de la peinture. Je faisais ça en pellicule alpha, qui ne se fait plus. Cette pellicule faisait un mélange de la lumière du jour et de la lumière artificielle absolument génial.
Pour changer complètement de sujet, en 1994 vous avez créé la Biennale de Bamako, pouvez-vous nous expliquer la genèse du projet, avec qui, pourquoi ?
En 1992, après le coup d’État au Mali que j’ai couvert, j’avais fait un workshop avec un photographe qui m’avait fait connaître Malik Sidibé et Seydou Keita. Je suis toujours curieuse d’aller voir ce qu’il se passe ailleurs, notamment chez les studiotistes. En parallèle J‘exposais « L’Afrique fantôme » au musée de Bamako, et lors du vernissage, après quelques discussions avec les photographes maliens, nous avons imaginé faire un évènement photographique. Je suis donc allée voir le président de la République, Alpha Konaré, qui soutenait mon idée mais n’avait pas beaucoup d’argent à me donner. Je suis ensuite allée voir le ministère de la culture en France, et puis Afrique en Création dont je connaissais le dirigeant ainsi qu’un monsieur du centre culturel à Bamako. Ils ont d’abord trouvé ça un peu fou, mais ils ont finalement été d’accord. L’Europe a également financé le projet par l’intermédiaire du Ministère de la Culture du Mali. Je suis allée un peu partout, à Dakar, en Côte d’Ivoire, en Afrique du Sud, pour rencontrer les photographes et montrer qu’il y avait bien des photographes en Afrique. Revue Noire, qui travaillait déjà sur la photographie africaine, participait au projet.
On a donc monté ce projet, c’est la première fois qu’on voyait des photos de Malik Sidibé, après la projection d’Arles. L’important pour nous était que les Maliens viennent voir ces photos. Nous avons exposé chez les Anciens Combattants, au Lycée de Bamako, également investi le Palais de la culture. Je suis venue travailler là-bas pendant un mois et demi, aidée des deux photographes maliens. Nous avions eu l’idée de réaliser une vidéo qui passerait aux informations à Bamako. Les Maliens étaient donc au courant et se déplaçaient aux événements.
Les tirages étaient souvent faits en France, ce que je n’approuvais pas. Cependant, lors de la première Biennale, j’ai tiré des photos au laboratoire du musée de Bamako moi-même avec Alioune Bâ. La Biennale était quand même une réussite, on continue parce que les Maliens y tiennent. Lors des premières biennales, il y avait le Président de la République, ensuite il ne venait plus, ce qui était dommage.
Maintenant, il y a de la concurrence, avec la République Démocratique du Congo, le Ghana, l’Afrique du Sud, donc s’ils veulent conserver leur réputation de plus grande Biennale d’images, il faut être vigilant, et veiller à faire participer les Maliens.
En plus de ça, les appels d’offre se font sur 3 photos seulement. Comment peut-on juger le travail d’un photographe sur trois photos ? C’est impossible.
L’année dernière, le thème était « Flux de conscience », c’est assez vague. À Arles, il n’y a pas de thème, et je trouve ça bien, parce que souvent les photographes se collent au thème, ce qui est moins spontané. Au Mali il y a toute une effervescence culturelle, autour de la peinture, du design etc. qui est très intéressante, un peu comme à Kinshasa. Grâce à Africa 2020 il va y avoir en France plus de projets africains un peu partout, mais je ne sais pas si ça va durer. L’an dernier à Arles, j’ai tout de même demandé au directeur s’il connaissait un continent qui s’appelait l’Afrique, ou l’Asie du Sud Est parce que je commençais à en douter. Arles devrait s’intéresser à tout le monde.

Vous avez écrit « J’avais huit ans », dans lequel vous revenez sur votre enfance au Cambodge, où vous avez été kidnappée, pouvez-vous évoquer cette période et nous dire en quoi cet ouvrage vous a été utile dans une démarche d’acceptation, peut-être ?
J’ai effectivement été enlevée et faite prisonnière avec mon frère dans un camp dans la jungle Viêt-minh. Cette aventure a été très difficile pour mon frère, pour moi aussi d’ailleurs, mais à huit ans j’étais sûrement plus inconsciente que mon frère qui en avait douze. Dans la jungle il y avait une vraie discipline, certes, mais il y avait surtout des mygales, des serpents, et des conditions de vie très difficiles… Moi, comme j’étais une petite fille et qu’il n’y avait q’une seule femme dans le camp, l’épouse du commissaire, je l’aidais. C’était plus dur pour mon frère parce que c’était un garçon et qu’il y avait déjà des enfants soldats. Le matin on allait à l’école, on avait des cours de cambodgien, marxiste-léniniste, vietnamien. L’après-midi j’aidais à la cuisine et mon frère apprenait à manier les armes.
Quand on est kidnappé on ne sait pas quand on va s’en sortir. Nous avons eu de la chance d’être relâchés, mais nous aurions pu mourir d’autant que le camp avait été attaqué par l’armée française. Le jour où nous avons été relâchés, je ne voulais pas partir parce que je savais que je retournerai à l’école en France. C’était l’inconscience d’une petite fille. Quand je suis rentrée, on m’a placée dans un couvent de bonnes sœurs, j’avais donc deux ans de retard, et les petites filles jouaient encore à la poupée. Moi j’avais été prisonnière, je ne parlais que de ça. La bonne sœur responsable de la classe m’a convoquée pour me dire que si je répétais ça toute ma vie, je n’arriverai à rien, donc je n’en ai plus parlé. Personne ne le savait, à part Serge Daney plus tard, et qui un jour m’a suggéré de retourner au Cambodge. J’y suis allée sans prévenir personne et j’ai pu raconter tout ça dans cet ouvrage. Là-bas j’étais un peu en apnée, mais l’appareil, la concentration sur mon cadre et ma lumière devenaient une sorte de bouclier face à mon trop plein d’émotions.
En 2017, à l’occasion du festival de Deauville « Planche Contact », vous réalisez une série sur les logements sociaux dans la ville-même du festival.
Tout le monde avait choisi de travailler sur la plage, etc.. et moi j’ai dis au maire de Deauville que je voulais travailler sur les logements sociaux. Une ville doit avoir au moins 20% de logements sociaux, sinon elle est passible d’une amende - que je trouve très petite d’ailleurs - et il se trouve que Deauville en a 33%. Le maire m’a donc présenté plusieurs personnes, et finalement quatre d’entre elles ont accepté de me laisser entrer dans leur intimité. Je savais qu’il y avait des gens en difficulté en France mais j’ai été très surprise. C’était le quart-monde. J‘ai rencontré beaucoup de femmes seules, ou battues ou violées par les maris ou les pères. À mon âge, j’arrive à connaitre leur vie, et à tendre une oreille dont elles ont aussi besoin. Je n’appuie pas sur le bouton tout de suite parce que je suis dans leur intimité. D’abord je prends un café, je discute, je leur raconte aussi un peu ma vie et je les écoute. L’appareil est à côté mais je ne m’en sers pas. J’ai passé des moments formidables avec elles. Mais je n’aurais jamais imaginé ça à Deauville.
Dernièrement, j’ai travaillé sur un sujet similaire à Paris en suivant la construction du métro pour le Grand Paris. J’ai rencontré 30 familles vivant autour des 68 futures gares. C’est mon principal sujet à venir.
J’ai lu que vous invitiez beaucoup de jeunes photographes dans vos expositions maintenant, quelle est votre démarche ?
Quand je faisais les séries de mode, je me baladais toujours avec mes assistants le soir, et nous prenions des photos. En Corée, Julien, mon assistant a fait une série sur le métro, et quand j’ai exposé au Carré Baudoin je lui ai proposé d’exposer avec moi. Il n’y a pas beaucoup de photographes qui font ça. Moi, quand je trouve que ces jeunes font des choses bien, j’essaie de les pousser, parce que ce n’est pas évident d’exposer pour un jeune. Et vous savez, je ne suis pas éternelle alors j’essaie de faire ce que je peux.
Vous êtes retournée en Corée plusieurs fois ces-dernières années. Qu’est-ce qui continue à vous intriguer dans ce pays ?
Je suis allée pour la première fois à la frontière entre les deux Corées en 82, et à l’époque il y avait encore un couvre feu, alors je souhaitais y retourner pour voir ce que c’était devenu. Et puis j’avais lu cet article sur cet apprentissage de la mort qui m’intéressait. J’y ai donc passé six mois. Je connaissais l’histoire de la guerre de Corée, qui était dramatique, mais je ne connaissais pas l’histoire de la colonisation japonaise, j’ai donc appris là-bas. Derrière ces immeubles immenses, il y a toujours des petites rues historiques où on travaille nuit et jour. C’est magnifique d’un point de vue esthétique, et ça ressemble à des plans de films japonais.
Que pensez-vous de l’évolution de la place que prend la photographie documentaire aujourd’hui ?
Il n’y a malheureusement plus beaucoup de vrais documentaristes car ça ne se vend plus. Tout doit être conceptualisé maintenant. Le Ministère de la culture a une aile documentaire, mais ils ne sélectionnent que sur le concept, ils sont tombés sur la tête. Et on devrait apprendre aux jeunes à remplir de bons dossiers pour obtenir un peu d’argent. Il y a une manière de faire du documentaire, en ayant la curiosité comme moteur. C’est un métier où l’on a besoin de savoir, et nous devons pousser cette curiosité jusqu’au bout. Et il faut penser aux changements apportés par l’évolution technologique et savoir s’en servir : maintenant on peut mettre de la vidéo et du son dans les expositions, il faut en profiter, ça peut même aider à rapporter un peu d’argent.
Je suis une des premières, à Arles, à avoir ajouté du son sur mes photographies, j’avais acheté un petit zoom pour interviewer les gens, et je trouve ça indispensable. On ne peut pas publier une photo de Mandela sans son discours par exemple …
Auriez-vous un conseil à donner à un jeune photographe ?
Il faut garder toutes libertés. Il faut aussi prendre son appareil tout le temps. Je pense que regarder les photos des autres n’est pas forcément évident, moi je n’ai pas regardé les photos des autres, je ne savais même pas qui était Henri Cartier-Bresson. Il faut s’inspirer d’autres choses, le cinema ou la peinture par exemple, mais ne pas trop regarder le travail des autres photographes, cela peut être dangereux pour la créativité.
Entretien par Mathilde Azoze
et Robin Cassiau, le 24.01.20
