
DALIA
KHAMISSy
disparu(S)
Dalia Khamissi est spécialisée dans le reportage social. Après des passages par l'Irak et la Jordanie, elle décide de se concentrer sur son propre pays, le Liban, et plus particulièrement sur les traumatismes d'une population qui se remet petit à petit de la guerre civile, subie de 1975 à 1990.
À travers son projet The Missing of Lebanon, elle rend hommage aux personnes kidnappées pendant cette période et rencontre les familles des disparus. À l'occasion de la Journée Mondiale des Disparus, nous l'avons rencontrée.
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Vous avez d’abord travaillé ailleurs, comme reporter, sur des missions en Irak, en Jordanie, puis vous avez décidé de revenir travailler sur le Liban, votre propre pays, pourquoi ?
J’avais moins de 2 ans quand la guerre civile (1975-1990) a brisé le Liban et 17 quand elle s’est terminée. Je suis née et j’ai grandi dans la périphérie de Beyrouth donc nous n’étions pas directement affectés par la guerre jusqu’aux deux dernières années, mais nous avons souffert des conséquences. Nous avons passé la plupart du temps, pendant ces deux dernières années de guerre, dans les escaliers de notre immeuble, où l’on se cachait des bombes qui n’épargnaient pas le quartier.
Pendant la guerre, mon père a été détenu pendant 3 jours puis relâché… certains de mes amis et de mes proches ont été tués, d’autres se sont réfugiés dans notre appartement car leur maison avait été bombardée ou leur quartier était devenu des champs de bataille. Je jouais avec mes voisins et le lendemain ils étaient morts, parce que 40 bombes étaient tombées sur leur quartier (une des bombes était d’ailleurs tombée à quelques mètres de notre appartement, ma sœur et moi avons couru, en criant, effrayées, en essayant de trouver un lieu en sécurité pour nous abriter). Pendant les cessez-le-feu, nous jouions dans les rues désertes et puis soudain on devait se trouver des abris quand les bombes reprenaient. On avait rien à faire puisque les écoles étaient fermées pendant des mois.
On ne parlait pas du tout politique à la maison, mes parents voulaient nous protéger, comme tous les parents de l’immeuble d’ailleurs, alors même les enfants ne parlaient pas politique, mais parfois on regardait les infos a la TV. De terribles images sont encore gravées dans ma tête.
A l’université, au départ j’ai choisi d’étudier l’architecture, puis j’ai arrêté au bout de 3 ans pour entrer en études de photographie. Depuis le début je savais que je voulais documenter les histoires des gens. Mais j’avais peur de rentrer dans les histoires du Liban, parce que c’était un peu comme ouvrir une boite de Pandore et je n’étais pas prête pour ça.
Donc en 2002, quand une amie m’a appelée pour aller en Iraq avec elle, pour une mission religieuse pour laquelle ils avaient besoin d’un photographe, j’y suis allée. Là-bas, quand tout le monde se reposait, j’ai demandé à quelqu’un de m’accompagner dans les rues, j’ai pris quelques photographies, c’était pendant le blocus, exactement un an avant l’invasion américaine. Après ce voyage j’étais sûre que je voulais continuer de raconter les histoires des gens dont la vie avait complètement changé à cause de la guerre.
En 2004, j’ai décidé de me rendre a la frontière Jordanie-Iraq pour documenter la vie des réfugiés qui avaient fui les ravages de la guerre en Iraq et qui s’étaient retrouvés coincés à la frontière dans des camps. Même si je sentais de nombreux liens avec les gens dont je racontais l’histoire - je parlais le même langage, je venais de la même région du monde, on avait le même passé - à la fin de mon voyage, je suis rentrée au Liban et j’ai pris de la distance avec toutes ces histoires. Je crois que j’essayais de me protéger et d’éviter de creuser dans ma propre société, celle au sein de laquelle j’étais née, et où je vivais toujours d’ailleurs, et en même temps je n’étais pas prête à raconter les histoires de gens qui avaient vécu la même guerre que moi, et ça m’énervait vraiment.
Que cela change-t-il de travailler dans le pays d'où l'on vient, et de traiter de questions et de conflits qui nous concernent personnellement ?
De mon côté, ça m’aide à comprendre la société. Mon premier projet personnel, dans le sud du Liban en 2007, autour des lieux qui avaient été détruits et abandonnés pendant l’offensive Israélienne sur le Liban en 2006, m’avait aidé à outrepasser ce traumatisme majeur que j’avais eu en étant editor pour l’Associated Press pendant l’été 2006. Ça m’a aidée à me réconcilier avec la photographie. Après avoir quitté l’Associatif Press, je ne shootais plus du tout, j’étais traumatisée par les crimes terribles d’Israel que j’avais vus sur les photographies des autres photographes, depuis mon ordinateur, quand j’éditais leurs images.
J’ai décidé que pour réussir à vivre dans ce pays, je devais arrêter de fuir ses problèmes, et au contraire, de m’y confronter. Le projet "Abandonned Spaces" m'a fait comprendre que pour surpasser les traumatismes de la guerre, je devais les documenter. Pour comprendre les différentes histoires de la guerre, je devais rencontrer des gens de différents endroits dans le pays. Et pour changer les lois auxquelles je dois me plier, premièrement en tant que citoyenne mais aussi en temps que femme, je dois en apprendre plus sur les problèmes de la société, et si je ne suis pas satisfaite de ces lois alors je dois essayer de les changer le plus possible par ma photographie.
Depuis 2004, je n’ai pas essayé de travailler sur de longs sujets en dehors du Liban. Non pas que je ne sois pas intéressée, j’ai fait quelques missions en dehors du pays, mais il y a tellement d’histoires ici qui méritent d’être racontées, comme partout ailleurs.

Comment commencez-vous un projet ? Comment choisissez-vous de traiter un sujet plutôt qu’un autre ? Particulièrement dans un pays où il y a tant de courants politiques et religieux différents ?
Je suis intéressée par le fait de parler des gens qui souffrent toujours des conséquences de la guerre et des problèmes sociaux qui en découlent, incluant toutes les sortes de violations des droits humains. J’ai décidé de faire des recherches sur les réfugiés à la frontière Jordanie- Iraq, quand j’ai découvert que ces personnes là, pour la plupart des Iraniens ou des Kurdes qui vivaient en Iraq, avaient été faits réfugiés pour la seconde fois, donc ils souffraient des conséquences de deux guerres majeures. Il vivaient sur une frontière, ce qui est aussi un sujet intrigant pour moi, puisque que les frontières ont été créées par des humains, et que dans un monde idéal elles ne devraient pas exister, ou alors on devrait pouvoir les traverser librement. Au même titre que les documents, les passeports, les permissions, qui sont des papiers sur lesquels les humains écrivent pour rendre la vie des autres très difficile dans la plupart des cas. C’est à dire que des êtres humains sont derrière la souffrance d’autres êtres humains, et écrivent sur des morceaux de papiers pour décider de leur sort !
Mes autres projets sont arrivés après des moments bien spécifiques : "The Abandonned Spaces" c’était après l’agression d’Israël en 2006. Je crois profondément en l’importance des espaces personnels, et au besoin de les respecter. Ces maisons qui ont été privées, dans lesquelles des gens vivaient derrière des portes fermées, et qui deviennent soudainement publiques après avoir été détruites par la guerre, car leurs portes sont cassées et n’importe qui peut y entrer. Elles ont quelque chose de très similaire à ces gens dont les vies ont été retournées par la guerre, des vies privées qui sont devenues le sujet principal des journaux télévisés.
Ansi que pour le travail que j’ai effectué sur la violence faite aux femmes, c’est un sujet qui m’affecte directement. Comme beaucoup de femmes au Liban, dans le monde Arabe et sur toute la planète. Je crois en le droit de me battre pour mes droits et de faire évoluer les lois qui me concernent.
En 2009, quand j’ai commencé a faire mes recherches sur les 17 000 personnes estimées disparues au Liban, c’était juste après avoir décidé qu’il était temps d’aborder les histoires de la guerre civile. L’un des quelques souvenirs que j’ai de la guerre c’est quand mon père n’est pas revenu à la maison pendant 3 jours en 1981. J’étais enfant et je ne comprenais pas que c’était dangereux. Il a été libéré plus tard lors d’un échange de détenus. Après la fin de la guerre, des histoires de gens kidnappés ont commencé à être racontées, et j’ai rencontré des amis pour les écouter me parler des disparitions de leurs êtres chers. En fait mon père a été l’un des chanceux car le destin de milliers d’autres est toujours inconnu. J’aurais pu être de ces personnes qui se battent pour connaitre le sort de leurs proches. Priver des gens de connaitre la vérité sur leurs proches, les priver du droit de fermer une histoire, et de faire leur deuil, est un des crimes les plus terribles.


Vous semblez entretenir une sorte d’obsession pour le disparu, les manque, l'absence ? Pouvez-vous nous expliquer pourquoi ? Qu’est-ce que l’absence évoque chez vous ? Est-ce une manière de faire le deuil de ces guerres ?
Comme je vous l’ai dit plus haut, je considère l’acte de forcer une disparition comme criminel. Je plains toute la corruption au Liban, et tous ces problèmes non résolus, suite à la loi d’amnistie qui pardonne à tous ceux qui ont pris part à cette guerre, et qui autorise tous les chefs de guerre du Liban a garder le pouvoir et à être réélus encore et encore, depuis la fin de la guerre. Nous sommes encore en train d’élire des leaders qui ont détruit le pays, et tué et kidnappé nos proches, et c’est la seule raison pour laquelle la vérité n’est pas révélée sur le destin des disparus. Travailler sur les personnes disparues m’aide à soulever les consciences sur le sujet (je partage ces histoires sur mon Instagram, sur la page Facebook Missing of Lebanon et sur ma propre page) mais ça m’aide aussi à comprendre les différentes narrations de la guerre. J’ai vécu dans un quartier pendant la guerre alors je ne connais qu’une version. Tout le monde a la sienne.
Je ne pourrai pas faire le deuil de la guerre civile au Liban tant qu’ils ne révéleront pas le sort de ces personnes disparues, et tant que ceux qui sont toujours vivants ne seront pas retournés à leurs familles, et ceux qui sont dans des fosses communes n’auront pas pu avoir d’enterrements dignes. C’est injuste que les familles aient à faire un deuil avant d’avoir eu des réponses, et je crois que toute la société leur doit.
Pouvez-vous nous parler plus en détails du projet "The Missing of Lebanon " ?
Il y a un nombre de personnes disparues estimé a 17 000 pendant la guerre au Liban (1975-1990). Ils sont des hommes et des femmes, certains étaient même des adolescents quand ils ont été kidnappés. Ils étaient de toutes les couches de la sociétés, de toutes les religions, et de tous les courants politiques. Certains ont disparu sans preuve des kidnapping, d’autres ont été déclarés victimes de disparitions forcées par des témoins présents au moment des kidnapping. Toutes les milices qui se battaient pendant la guerre ont effectué des enlèvements (Syrie et Israël). Certains ont été chanceux et libérés dans des échanges de détenus, d’autres ne sont jamais revenus. Les activistes disent que le sol libanais est une fosse commune, et que l’on pourrait marcher, conduire et vivre sur ces tombes sans le savoir. Parmi ces disparus, nous avons la preuve que certains sont encore détenus dans les prisons syriennes.
La loi d’amnistie de 1991 décharge tous les leaders de la guerre de révéler la moindre information sur le destin de ces personnes.
En 2005, après l’assassinat du Premier Ministre Rafik Hariri, et l’appel au retrait des troupes syriennes du Liban, après 3 décennies de présence, les ONG qui se battaient pour la cause des disparus ont décidé d’organiser un Sitting dans Beyrouth. Ils ont installé une tente et les équipes ont dormi la bas. Ils voulaient attirer la lumière sur cette cause et s’établir. Même si les troupes syriennes quittaient le pays, la guerre n’étaient pas terminée pour un bon nombre de familles, tant qu’ils n’avaient pas retrouvé leurs proches.
Mes recherches ont commencé en 2009, j’ai rencontré quelques femmes qui m’ont raconté l’histoire des personnes qu’elles avaient perdues et j’ai fait quelques images mais je n’en n’étais pas satisfaite. Je n’étais pas sûre de savoir comment documenter le sujet, alors je l’ai laissé de côté pendant un an, jusqu’en septembre 2010, quand le producteur Benjamin Chesterton est venu au Liban pour travailler avec moi sur ce sujet pour la BBC. On a interrogé des familles de kidnappés, des activistes et des anciens combattants pendant 3 jours. Quand il est parti, il voulait des photos pour les supports multimédias. Alors pendant 3 jours, très stressants, je suis retournée voir les mères à qui on avait parlé, et j’ai fait des photos avec un moyen format analogique. Il se trouve que le résultat était très satisfaisant. Je crois que le stress venait du fait que j’allais mettre en lumière ces histoires pour la première fois.
Depuis, j’ai rendu visite à plusieurs familles. Parfois je vais les voir de nombreuses fois avant de prendre des photos. Je me concentre beaucoup sur les détails qu’elles me donnent, parfois elles me montrent des affaires que les disparus ont laissées derrière eux. Elles parlent d’eux comme si ils étaient le trésor le plus important qu’elles détiennent, et je respecte toujours ça. Certaines familles me parlent des centres de détention dont elles savent que leurs proches y ont été retenus. Tous les détails dont elles me parlent sont très importants.

Comment entrez-vous en contact avec ces mères de personnes disparues ?
Au début c’était avec l’aide de Wadad Halwani, la chef du comité des parents des kidnappés et disparus du Liban, une dame dont le mari a été éloigné de force en 1982 et dont le sort est depuis inconnu. Et puis Ghazi Aad m’a aidée avec quelques contacts des familles. Il était le chef de l’ONG Support of Lebanese in Exile and Detention. Il est décédé il y a quelques années, laissant un grand vide derrière lui. Il passait tous les mardis et jeudis à la tente avec les mères des disparus. Je les avais rejoint quelques jours, dès que je pouvais. Je m’asseyais avec les mères, écoutais leurs histoires, partageais de la nourriture, du café, et faisais des blagues. Chacune me traitait comme sa fille et j’ai développé des amitiés avec elles. J’ai rendu visite à quelques unes d’entre elles dans leur maison sans même apporter mon appareil photo. Mais le fait que Ghazi me faisait confiance m’apportait leur confiance à elles plus facilement. Il était comme un support pour elles. Pour moi il était comme un mentor, ma référence dans ce projet. D’autres ONG qui travaillaient sur les disparus comme ICRC (Le comité international de la Croix Rouge) et The Act of Disappeared, une ONG locale, m’ont aussi aidée pour certains contacts.
Prenez-vous des risques en travaillant sur ce sujet au Liban ?
Pas vraiment ! En fait pas jusqu’à maintenant. Ça m’inquiétait au début mais j’ai été vite rassurée par des activistes et des chefs d’ONG, qui travaillaient déjà sur le sujet. Il sont nombreux à travailler sur les disparus et il n’y a pas eu de dangers reportés pour l’instant. Le seul risque qui m’inquiète est de me laisser déprimer par cette histoire. Donc je me protège en même temps que j’avance avec ce projet. C’est le sujet le plus difficile sur lequel j’ai travaillé et les récits des familles sont tellement tristes qu’ils sont très éprouvants.
Vous travaillez sur cet hommage aux personnes disparues pendant la guerre civile au Liban depuis 2010. Souhaitez-vous fermer ce projet ? Et si oui, comment clore un tel projet ?
Je ne suis pas sûre de fermer ce projet un jour, mais j’espère que je vais en terminer la première phase dans quelques années au plus tard, avec une grosse exposition, au Liban bien sûr. En général je prends de longues pauses pour m’éloigner du projet, ça me permet d’y voir plus clair pour savoir comment procéder.
La quantité de photographies partagées sur Facebook, Instagram, Twitter etc, la quantité de mails que je reçois par jours, de différentes sources, pourrait saturer n’importe quel cerveau. J’ai réalisé que je devais réussir a faire quelque chose de très spécial avec ce projet, par respect pour les familles. Je ne voudrais pas faire de ce projet un sujet que les gens regardent rapidement et oublient aussitôt.
Pour la première phase, je voudrais et j’espère pouvoir inclure des cartes, des enregistrements audio et des vidéos. Je garderai les détails de tout ça pour moi pour l’instant ! L’auto financement est un peu le problème, comme je dois payer les gens qui travailleront avec moi, et le projet coûterait beaucoup d’argent. Mais j’espère faire cette exposition dans quelques années, Inch’allah.

Quels-ont été vos premiers pas en tant que photographe professionnelle ? Avant de travailler pour l’Associated Press ? Comment viennent les premières missions de reporter ?
Quand j’ai terminé l’université en 1999, je n’ai été guidée par personne dans le monde professionnel, pas même mes enseignants. Donc j’ai shooté ici et là, des petits jobs institutionnels. J’ai aussi été photographe pour un Journal dédié aux droits de l’homme et puis pour un magazine culturel, les deux étaient libanais, j’étais peu payée mais c’était un début.
Le reportage que j’ai fait à la frontière Jordanie-Iraq était ma propre initiative. Le UNHCR m’a aidé pour l’accès aux camps, m’a hébergée sur la frontière et m’a payée pour mettre en place un atelier avec les enfants réfugiés sur le camps. Mon premier salaire est vraiment arrivé avec mon poste à l’Associated Press. Et après ce poste j’ai commencé à vendre mes histoires à des magazines, ou a faire des ateliers de photo dans différents lieux : en Espagne, au Liban etc … J’ai aussi commencé à être contactée par des magazines, des journaux, parce que des éditeurs ont entendu parler de mon travail, ou parce que des journalistes voulaient que je travaille avec eux.
Les droits de la femme sont au centre de vos préoccupations. Comment, selon vous, la photographie peut-elle aider à l’acquisition de ces droits fondamentaux ?
Les droits de la femme sont évidement un sujet très important pour moi, puisque je suis une femme, et je vis dans un pays ou les femmes peuvent être très fortes, comme partout dans le monde, mais elles sont constamment victimes de la société patriarcale, des vieilles coutumes et des vieilles lois que nous avons, des lois auxquelles je dois me plier mais auxquelles je m’oppose profondément.
En 2009, je voulais creuser le problème des violences domestiques au Liban pour plusieurs raisons. J’ai commencé a faire des recherches à ce sujet, au Liban et ailleurs, et je suis entrée en contact avec Kafa, l’une des principales ONG travaillant avec les victimes de violence domestique. Du projet personnel que je comptais élaborer, je me suis retrouvée à enseigner la photographie pendant 4 mois, à 10 femmes qui avaient souffert de violences. Elles étaient de différentes classes sociales, différentes religions, et différents niveaux d’éducation. Chacune avait une histoire différente. Le résultat de ce travail a été une grosse exposition, ironiquement, dans le ministère du Tourisme, à Hamra. Dans une pièce qui donnait sur l’une des rues principales de Beyrouth et où les passants pouvaient voir les images accrochées à travers les grandes vitres et venir voir l’exposition. Chaque femme avait son angle, et les gens se promenaient entre les photos accrochées à différents niveaux.
L'exposition a duré pendant les 16 jours de l’activisme contre les violences de genres, vue par beaucoup de monde, couverte par la plupart des médias, locaux et internationaux, qui ont même demandé à étendre les dates.
Les photos ont plus tard été utilisées dans le Parlement, où les femmes expliquaient ce qu’il leur était arrivé aux membres du parlement. Je crois qu’avec des petites étapes, on peut faire la différence.
Vous détestez être étiquetée comme
« femme photographe », vous prônez le dépassement du genre, et vous créez en 2011 le collectif "Rawiya" avec d’autres femmes photographes. Pouvez-vous nous en parler ?
C’était en 2009, quand une amie photographe Irakienne, Tamara Abdul Hadi, m’a présentée à la photographe iranienne Newsha Tavakolian. Nous nous sommes tellement bien entendues que le soir, Newsha a proposé que nous créions un collectif de femmes photographes du Moyen-Orient. L’idée était que nous puissions montrer des histoires de nos pays et de notre région du monde. La façon dont nous en avions parlé était très excitante, et deux personnes nous ont rejointes, Tanya Habjouqa et Laura Boushnak. Les conversations à propos du collectif fusaient et nous avons vraiment eu envie de raconter nos histoires, de nos façons à nous. Nous avons fondé le collectif en 2011 à Derby, en Angleterre.
J’ai toujours craint d’être mise dans une case. Femme… Moyen_Orient etc … je me souviens que j’avais parlé de tout ça a un galeriste qui exposait mon travail, des années avant. J’avais peur que les gens n’aiment mon travail que parce que je suis une femme photographe du Moyen-Orient. Vous voyez, il y a tellement de préjugés sur les gens du Moyen-Orient en général et sur les femmes en particulier… les questions qu’on nous pose la plupart du temps sont incroyables. Parfois je réfléchis et je me demande ce qu’il se passe dans la tête des gens pour poser de pareilles questions ! Mais à cette époque je pensais pouvoir changer les opinions des gens sur cette région du monde. Maintenant je n'ai plus cette envie. A chaque fois qu’on nous interviewait au sein du collectif Rawyia, c’était pour savoir ce que ça faisait d’être une femme photographe. Et dans ma tête c’est très clair : je ne vois pas de différence entre une femme et un homme photographe, tout ce qui compte c’est la sensibilité du photographe et la façon dont il approche les gens dans les histoires qu’il raconte. Et comme on avait pas toutes le même avis à ce propos, on décidait de citer chaque photographe du collectif dans les interview.
Pour moi, fonder Rawyia c’était plus un support dont on avait toutes besoin à ce moment-là. A plusieurs on est plus forte ? Est ce que je peux le dire comme ça ? En tous cas c’est ce que je crois.
Vous quittez cependant ce collectif, car malgré vos convictions, les éditeurs finissent justement par vous étiqueter
« Femme photographe du Moyen Orient » ? Vous dites que pour eux, vous étiez surtout devenue
« exotique »...
Justement ! Je sentais que je l’étais ! J’ai senti a un moment que j’avais en permanence besoin d’expliquer que nous étions les mêmes que d’autres photographes hommes ou femmes sur cette planète. Bien sûr je ne représente pas toute la société libanaise, personne ne représente toute la société dans laquelle il vit, mais en tous cas, on représentait toutes une grosse partie de nos société.
Même si c’était deux très bonnes années, au cours desquelles nous avons eu beaucoup d’expositions en Europe, aux Etats-Unis, et au Moyen-Orient, j’ai quitté Rawiya pour plusieurs raisons. Je voulais de nouveau n’être préoccupée que par mon travail… ne plus voyager autant pour les expositions, me concentrer et créer à nouveau. Rawiya m’a pris beaucoup de temps et ça a ralenti mon travail personnel. Je sentais juste que je me devais d’utiliser ce temps pour moi à nouveau.
Vous avez été exposée partout dans le monde, mais vous dites : « C'est bien que les photos circulent en France ou en Suède. Mais il faut avant tout que les Libanais les voient et prennent conscience des problèmes de notre société’’.
Les histoires que je raconte sont en général liées à la société libanaise ou à la région. Je parlais de mon travail sur les Disparus du Liban en particulier, qui est mon projet le plus long pour l’instant. J’ai effectivement exposé ce travail dans différents pays et j’ai eu des retours géniaux sur la qualité des photographies, du sujet etc. Les gens étaient émus par ces histoires, par les images, mais que peuvent-ils faire après ça ? Donc évidement c’est toujours bien d’exposer à l’étranger, de voir les gens s’intéresser à mon travail, mais si je veux que les choses changent, et c’est ma principale intention derrière ce travail là, je dois exposer le projet au Liban. Pour montrer ces histoires à la société Libanaise, pour mettre en lumière les tragédies que ces familles vivent toujours. Les mêmes leaders sont encore réélus, ces leaders mêmes qui étaient derrière tous ces kidnappings. Les gens ne réalisent pas ça. Je veux que mon projet éclaire les consciences à ce sujet.
En exposant ce travail au Liban, j’espère aider les avocats qui travaillent dur pour le droit de ces familles de Disparus, et les ONG locales et internationales et tous ceux qui se battent. J’éspere vraiment que mon travail poussera le gouvernement à collaborer avec ces ONG et ces avocats. Je crois que l’histoire des Disparus est globale, que ça arrive dans plein de pays dans le monde, mais d’abord, c’est une histoire très locale pour moi.
Quels-sont vos projets en cours ? Se déroulent-ils au Liban ou ailleurs ?
Je travaille sur différentes missions, pour des Magazines, des journaux ou des ONG, principalement sur les réfugiés syriens, au Liban et en Jordanie. Je travaille sur leur situation depuis 2011. Beaucoup de photographies n’ont jamais été publiées, donc je cherche à les combiner dans différentes histoires.
Je fais aussi un atelier de photographie à des adolescents réfugiés palestiniens, dans le camp de Ein El Helweh, à Saida, dans le sud du Liban. Je finis cet atelier bientôt et après j’aimerais me remettre sérieusement sur le projet des Disparus, quand je ne travaille pas sur des missions, parce que je voudrais avoir une exposition dans un ou deux ans. Je ne pense pas commencer de nouveau projet pour l’instant.


Comment choisit-on les bonnes photos ? Vous qui avez travaillé en tant qu’Editor, avez vous des conseils à donner pour faire les bons choix, afin de préparer une série cohérente, qui répond de manière pertinente au sujet abordé ?
Je crois que ça dépend de l’éditeur. Maintenant, en tant que photographe, je ne comprends pas les choix des éditeurs à qui j’envoie une douzaine de photos et qui finissent par choisir celle que j’aime le moins. Mais je crois que la plupart des photographes souffrent de ça, quand une seule photographie est sensé représenter toute une histoire !
Mais néanmoins, être éditeur pour une agence de presse est différent du fait d’avoir à éditer ses propres histoires je pense. Quand je travaillais pour l’Associated Press, j’ai appris à voir différemment. L'information dans la photo était le plus important parce que chaque photo doit raconter toute l’histoire à elle toute seule. Bien sur la composition était un plus mais l’information était vraiment le plus important, c’était essentiel pour choisir un photo qui allait illustrer tout un article, et quelques unes qui allaient peut-être illustrer en support. Tandis que quand tu travailles sur un reportage, ou un projet à long terme, toutes les photos se complètent, et je tiens beaucoup à la composition et à l’esthétique des photographies autant qu’à l’information qu’il y a dedans.
Quels photographes vous ont guidée, et pourquoi ?
Il y en a eu quelques uns mais le plus cher à mes yeux, celui qui m’a poussé à reprendre la photographie à des moments ou je doutais beaucoup, c’est le photographe Fouad El Khoury; C’était en 2004, je revenais de la frontière Jordanie- Iraq, et je suis allée le voir pour lui demander de regarder mon travail. J’avais déjà fait une pré-sélection, c’ était mon premier gros travail et je n’étais pas sûre que mes photographies aient quoi que ce soit de spécial. Je ne voulais pas être juste une photographe parmi d’autres et je voulais faire la différence. Fouad s’est assis avec moi et a regardé tout mon travail. Je n’oublierai pas ce soir où il m’a dit que j’avais une manière très spéciale de regarder les choses, et que je devrais continuer de raconter les histoires des gens. Je vois Fouad de temps en temps, et à chaque fois il demande à voir mon travail, je lui montre mes photos, sur mon instagram, sur mon téléphone. Il est une des personnes les plus généreuses, et celui qui me pousse à continuer ce que je fais, je n’oublierai jamais ça.
Il y a eu d’autres photographes qui m’ont soutenue plus tard, mais Fouad est arrivé à ce moment où j’étais prête à arrêter la photographie et à changer complètement de profession.
Lorsque vous étiez Editor à l’Associated Press justement, n’était ce pas trop frustrant de ne pas être envoyée sur le terrain ? Est-ce que cette période passée à l’agence vous a permis de vous rendre compte que vous aviez besoin de vous remettre à vos propres travaux ?
Non pas vraiment. Quand j’ai commencé à travailler là-bas comme éditeur, c’était vraiment parce que j’avais compris que pour pouvoir réaliser mes projets personnels, comme le projet à la frontière Jordanie - Iraq, je devais gagner de l’argent.
Parfois ça me manquait un peu alors je prenais quelques photos. Et parfois quand mon collègue était en vacances, je le remplaçais sur quelques reportages. Mais je ne suis pas une reporter de presse, et la plupart des sujet qu’on couvrait à l’AP étaient des sujets de direct. Je ne suis pas non plus photographe de guerre, je ne suis pas sûre de savoir le faire, et j’espère vraiment que je n’aurai jamais à le faire dans ma vie.
J’ai rejoins l’AP en 2005, juste après l’assassinat de Rafik Hariri. Donc après ça, de nombreux assassinats ont suivi, puis des explosions, puis la guerre de 2006. Je gagnais de l’argent mais je n’avais pas le temps de me pencher sur mes propres histoires. Donc quand j’ai démissionné en novembre 2006, c’était parce que je voulais retourner à mon travail personnel. J’ai pris presque une année sans rien faire parce que j’étais complètement éprouvée par la guerre, et puis j’ai réussi à m’y remettre.
Avez vous un conseil à donner à un jeune photographe ?
Beaucoup ! Il y a des choses auxquelles je tiens beaucoup en tant que photographe.
Premièrement, un photographe ne doit pas forcément voyager dans le monde entier pour trouver une histoire à raconter. Il y a des histoires juste au coin de nos rues.
Ensuite, le photographe n’est jamais le plus important. Le plus important ce sont les gens qui nous racontent leurs histoires, et nous devons être très reconnaissants pour ça. Toujours montrer du respect. Les scoops ne sont pas importants quand on raconte l’histoire d’une victime, donc ne forcez personne à raconter quelque chose, ne publiez rien sans être sûr que la personne est d’accord. Cacher un visage peut être une option, je le fais toujours quand il y a un risque de danger.
Les photographes et les journalistes ont toujours le choix d’être là où ils sont, alors que les gens non, donc leur vies comptent autant que les nôtres.
Il ne faut jamais avoir des idées préconçues sur les gens. Il faut écouter les histoires des gens que l’on rencontre, et chercher ce qu’ils ont voulu vous dire quand vous rentrez chez vous. Par exemple, quand je rencontre des réfugiés, ou les familles des disparus, j’écoute leurs histoires et je fais toujours des recherches, ou je demande à un expert si les événements qu’ils partagent sont corrects, pour éviter de traîner de fausses informations.
Ne soyez pas honorés quand vous gagnez des prix ou des récompenses pour des photographies que vous avez faites de la misère. Rappelez vous que vous êtes en sécurité chez vous, avec ce prix, mais que les gens que vous avez photographié vivent toujours dans la misère.
Et faites très attention à ne pas modifier les histoires pour éviter les fausses informations.
Entretien par Mathilde Azoze
Traduit de l'anglais
le 24.08.2018
PHOTO INÉDITE

Hassan Bzeih, 13 ans, me montre sa cicatrice, dans sa chambre de Zebqine, dans le sud du Liban.
Le 27 mars 2015, Hassan et son frère jumeau Nabih, ont été sévèrement blessés. Lors d’un pique nique, un de leurs amis a joué avec une bombe à fragmentation, trouvée sur le sol, et l’a ensuite lancée en pensant qu’elle avait déjà explosé.
Ce moment de détente a tourné en bain de sang. Quand les médecins sont arrivés sur place, Nabih, qui voyait son frère étendu sur le sol, leur a demandé de sauver Hassan en premier. Il a ensuite demandé à ce que son cousin soit sauvé également.
Ce jour de juillet, quand j’ai rencontré la famille, Hassan écoutait son père me raconter cette histoire, certainement pour la centième fois, sans dire un mot. A l’hôpital, Hassan avait été déclaré mort. Les médecins avaient trouvé des éclats dans sa tête et ses intestins.
Les premiers mots d’Hassan étaient « Ils ont couvert mon visage ». Cependant un des médecins a finalement senti le pouls du petit garçon, et l’a réanimé.
En un an et trois mois, Hassan a fait une longue route d’une expérience de mort imminente, en passant par une paralysie du coté gauche, ne pouvant pas parler, ni manger, et perdant des morceaux de ses intestins. Aujourd’hui il est rétabli à 90% malgré le fait qu’il doive encore recevoir beaucoup de soins.
Le 12 juillet marque le 34 eme anniversaire de l’offensive Israélienne sur le Liban - En 2006, des membres du Hezbollah ont capturé deux soldats israéliens à la frontière - Pendant cette offensive, Beyrouth et ses banlieues ont été largement bombardées, environ 1100 personnes ont été tuées, 4000 blessées et des millions de personnes ont été déplacées. Pendant les dernières 72 heures de l’offensive, Israel a lancé des millions de bombes à fragmentation sur le sud du Liban. Des années après, de nombreuses personnes sont encore victimes de ces bombes.
Dalia Khamissi